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Leibnitz et de Spinosa, dont Goethe est le lyrique et l’admirable vulgarisateur ; et voici comment je résumerais Faust : — Le culte idolâtre de la nature déifiée (comme l’entendait le XVIIIe siècle), troublant un cerveau puissant jusqu’à le dégoûter de la condition humaine, et lui rendant impossible le sentiment des affections et des devoirs humains. — Pour châtiment terrible à cette aberration de la science et de la philosophie qui divinise la matière et oublie la cause pour l’effet, le principe pour le résultat, Goethe, poussé par un instinct prophétique qu’il n’a pas compris lui-même, a infligé au disciple de Spinosa un horrible ennui, un lent désespoir, contre lequel échouent la raillerie voltairienne, l’orgueil scientifique et la puissante sérénité de la propre organisation de Goethe.

Une telle philosophie (si c’en est une) ne pouvait pas avoir un autre résultat, Après l’enivrement de la victoire remportée sur la superstition du catholicisme, après le bien-être que doit éprouver l’esprit humain lorsqu’il vient de se débarrasser d’un obstacle et de faire un grand pas dans sa vie de perfectibilité, le besoin d’idéal se manifeste, et pour quiconque se refuse à reconnaître ce besoin, l’absence d’idéal devient un supplice profond, mystérieux, non avoué, non compris ; une sorte de damnation fatale qu’il appellera satiété, spleen, misère humaine, mais qui s’explique facilement pour les disciples de l’idéal. Le culte de la nature renouvelé par Goethe de J.-J. Rousseau et de l’école du XVIIIe siècle, étendu et ennobli par le génie synthétique qu’il manifesta dans l’étude des sciences naturelles, ne pouvait toutefois suffire aux besoins d’une intelligence aussi vaste et d’un esprit aussi droit que le sien. Cette création sublime qu’il chanta sur les plus harmonieuses cordes de sa lyre, privée de la pensée d’amour créatrice, que Dante appelle il primo amor, dut bientôt lasser le désir de son ame, et se montrer à son imagination effrayée, muette, insensible, terrible, inconsciente, comme la fatalité qui l’avait produite et qui présidait à sa durée. Son génie fit le tour de l’univers, et, dans son vol immense, il salua toutes les splendeurs de l’infini ; mais, quand son vol l’eut ramené sur la terre, il sentit ses ailes s’affaiblir et se paralyser ; car, aux cieux comme ici-bas, il n’avait compris et senti que matière, et ce n’était pas la peine d’avoir franchi de tels espaces pour ne rien découvrir de mieux. Il eût consenti à mourir pour en savoir davantage.

« Un char de feu plane dans l’air, et ses ailes rapides s’abattent près de moi. Je me sens prêt à tenter des chemins nouveaux dans la plaine des cieux, au