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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

pensions assister à la lutte de l’idéal divin contre la réalité cynique ; nous voyons que cette lutte ne peut se produire dans une ame toute soumise par nature à la réalité la plus froide. Là où il n’y avait pas de désirs exaltés, il ne peut arriver ni déception, ni abattement, ni transformation quelconque. Voilà pourquoi Goethe ne m’apparaît pas comme l’idéal d’un poète, car c’est un poète sans idéal.

Il nous faut donc chercher le secret de Faust au fond du cœur de Goethe. Alors que le poète nous est connu, le poème nous est expliqué. Sans cela, Faust est une énigme, il est empreint de ce défaut capital que l’auteur ne pouvait pas éviter, celui de ne pas agir conformément à la nature historique du personnage et au plan du poème. Il y avait long-temps que Goethe était intimement lié avec Méphistophélès, lorsqu’il imagina de raconter les prouesses de celui-ci à l’endroit du docteur Faust, et, s’il lui fut aisé de faire agir et parler le malin démon avec toute la supériorité de son génie, il lui fut impossible de faire de Faust un disciple de l’idéal détourné de sa route. Faust, entre ses mains, est devenu un être sans physionomie bien arrêtée, un caractère flottant, tourmenté, insaisissable à lui-même ; il n’a pas la conscience de sa grandeur et de sa force ; il n’a pas non plus celle de son abaissement et de sa faiblesse. Il est sans résistance contre la tentation ; il est sans désespoir après sa chute. Son unique mal, c’est l’ennui ; il est le frère aîné du spleenétique et dédaigneux Werther. Avant son pacte avec le diable, il s’ennuie de la sagesse et de la réflexion : à peine s’est-il associé ce compagnon froid et fier, qu’il s’ennuie encore plus de cette éternelle et monotone raillerie qui ne lui permet de s’abandonner naïvement ni à ses rêveries, ni à ses passions. Avant d’aimer Marguerite, il s’ennuyait de la solitude ; depuis qu’il la possède, il ne l’aime plus, ou du moins il la néglige, il l’oublie, il sent le vide de toutes les choses humaines, et c’est Méphistophélès qui vient le rappeler à sa maîtresse : Il me semble qu’au lieu de régner dans les forêts, il serait bon que le grand homme récompensât la pauvre fille trompée de son amour. À quoi Faust répond : Qu’est-ce que les joies du ciel dans ses bras ? Qu’elle me laisse me réchauffer contre son sein, en sentirai-je moins sa misère ? Ne suis je pas le fugitif, l’exilé ?

Puis il retourne vers elle, car il est bon, compatissant et juste ; et cette loyauté naturelle, que le démon ne peut vaincre en lui, est encore un trait distinctif du caractère de Goethe, qui rend le personnage de Faust plus étrange et plus inconséquent. Où est le crime de Faust ? Il est impossible d’imaginer en quoi il a pu mériter l’abandon