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moignage du génie puissant et créateur de Goethe, qui, ne trouvant pas encore suffisante la grandeur d’Hamlet, a su s’élever à la taille du génie de son siècle et lui donner un héritier tel que Faust !

Le drame de Faust marque donc, à mes yeux, une limite entre l’ère du fantastique naïf employé de bonne foi comme ressort, et effet dramatique, et l’ère du fantastique profond employé philosophiquement comme expression métaphysique, et… dirai-je religieuse ? Je le dirai, car ces grands ouvrages dont j’ai à parler appartiennent à la philosophie, c’est-à-dire à la religion de l’avenir, le scepticisme de Goethe, comme le désespoir de Byron, comme la sublime fureur de Mickiewicz.

Mais nous n’en sommes pas encore là. Je demande hardiment, vu mon inaptitude à écrire sur ces matières, qu’on me pardonne la longueur de ces développemens sur une simple question de forme. Il ne me semble pas que ma tâche soit frivole. Il ne s’agit de rien moins que de restituer à deux des plus grands poètes qui aient jamais existé, la part d’originalité qu’ils ont eue chacun en refaisant ce qu’il a plu à la critique d’appeler le même ouvrage. Je m’imagine accomplir un devoir religieux envers Mickiewicz en suppliant la critique de bien peser ses arrêts quand de tels noms sont dans la balance.

Ainsi toute l’Europe littéraire a cru Goethe sur parole lorsqu’il a décrété, avec une bienveillance superbe, que Byron s’était approprié son Faust, et qu’il s’était servi, pour ses propres passions, des motifs qui poussaient le docteur. Byron lui-même était effrayé de cette ressemblance qui frappait Goethe, lorsqu’il écrivait avec une légèreté affectée : « Sa première scène, cependant, se trouve ressembler à celle de Faust. » Ainsi le peu de critiques français qui ont daigné jeter les yeux sur la magnifique improvisation de Mickiewicz, ont dit à la hâte : « Ceci est encore une contrefaçon de Faust, » comme Goethe avait dit que Faust était l’original de Manfred. Eh bien ! soit : Faust a servi de modèle, dans l’art du dessin dramatique, à Byron et à Mickiewicz, comme Eschyle à Sophocle et à Euripide, comme Cimabuë dans l’art de la peinture à Raphaël et à Corrége, et leurs drames ressemblent à celui de Goethe, beaucoup moins qu’une pièce classique quelconque en cinq actes et en vers ne ressemble à une autre pièce classique quelconque en vers et en cinq actes ; comme Athalie ressemble au Cid, comme Polyeucte ressemble à Bajazet, etc. Le drame métaphysique est une forme. Elle a été donnée ; elle est tombée dans le domaine public le jour où elle a été conçue, et il ne dépendait pas plus de Goethe de s’en faire le gardien jaloux, qu’il ne dé-