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UN VOYAGE EN CHINE.

deux dans la main droite, l’un entre le pouce et l’index, l’autre entre le gros doigt et l’annulaire, de manière à former un triangle dont le bout s’ouvre et doit saisir l’aliment qu’on veut porter à la bouche. La mine grave de nos Chinois commença à se dérider quand ils virent les efforts inutiles que nous faisions pour les imiter ; car je crus un moment que la fable du renard et de la cigogne allait se réaliser pour nous. Cependant nos amis nous donnèrent tant de leçons, qu’à la fin nous parvînmes tous, sauf quelques maladroits, à nous acquitter assez passablement de notre tâche. Mes progrès même furent si rapides, qu’au bout d’une heure d’exercice je pouvais saisir entre mes deux bâtons le moindre petit grain de riz. Tous les convives trouvèrent les nids d’hirondelles délicieux ; c’est un mets très recherché en Chine, et on nous le servit cinq ou six fois, à des intervalles raisonnables, sous différentes formes. Des œufs de pigeon, cuits tout entiers dans du jus d’agneau, suivirent les nids d’hirondelles, et chacun déclara que c’était la meilleure chose qu’il eût mangée jusque-là. Puis vinrent des côtelettes de chien ; mais quoique à une table chinoise il soit impoli de ne pas accepter tout ce qu’on vous offre, et qu’il vaille mieux risquer une indigestion qu’un refus, je ne pus prendre sur moi de porter la dent sur les dépouilles de cet animal. On nous servit ensuite des ailerons de requin, dont le goût a beaucoup d’analogie avec celui du homard ; la pêche des ailerons de requin se fait aux environs de petites îles désertes où de pauvres pêcheurs chinois passent les trois quarts de l’année, souffrant mille privations pour procurer ce régal à leurs riches compatriotes. Après les ailerons de requin, on apporta des holothuries ou vers de mer, qu’on avait fait cuire tout entiers pour ne pas les défigurer. Cette fois encore, ma répugnance fut la plus forte, et je ne pus regarder sans dégoût ces gros vers noirs, longs de six pouces, qui paraissaient contracter, comme pour se défendre, leurs anneaux armés chacun d’une corne aiguë. Tandis que mes deux voisins, les prenant délicatement par un bout avec leurs bâtons, les avalaient à la façon des boas, je recouvris celui qu’on m’avait offert de ma large cuillère, afin de ne plus l’avoir sous les yeux. Que vous dirai-je ? on nous servit mille choses dont je ne pus retenir le nom, ni comprendre la composition : des nerfs de cerf, des yeux de poisson, des légumes, des viandes de toute espèce, et tout cela tellement défiguré à la vue et au goût, que je vous aurais défié d’y rien reconnaître. Il se fit bientôt dans mon estomac un chaos vraiment alarmant, sur lequel les tasses de sam-chou chaud, dont on me forçait à m’abreuver à chaque instant, ne parvenaient qu’avec peine à me rassurer.

Pendant le dîner, je ne me bornai pas à manger, quoique ce fût déjà une tâche assez difficile ; je fis encore, par tous les moyens possibles, la conversation avec mon voisin Kou-niung, dont la gaieté, très grave d’abord, devenait graduellement plus vive. Kou-niung était admirablement défendu contre le froid ; un bon vêtement de soie bleue bien ouatée, de longues bottes de satin noir, et Dieu sait combien d’autres excellentes précautions, donnaient à toute sa personne un air de comfort auquel ajoutait encore une pelisse de magnifiques fourrures. Il semblait parfaitement à son aise, tandis que moi, avec