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fond de la galerie était une statue du dieu du commerce, et, le croiriez-vous ? à droite et à gauche de la statue, une gravure de Napoléon au Simplon et un portrait du duc de Reischtadt. Une carte de géographie chinoise, espèce de planisphère, attira aussi particulièrement mes regards. Cette carte me donna une idée de l’opinion que les Chinois se font des pays étrangers : elle avait environ vingt pieds carrés ; la Chine en occupait au moins les dix-neuf vingtièmes ; on y voyait le fleuve Jaune large comme la main, la fameuse muraille avec ses tours crénelées et ses portes innombrables ; puis, dans un tout petit coin, la Russie, qui aurait à peine formé une toute petite île sur le fleuve Jaune, l’Angleterre grande comme une noix, la France et la Hollande chacune comme une noisette, et enfin quelques petits points noirs, jetés çà et là et destinés à représenter les autres nations du globe. C’était vraiment humiliant. J’étais encore occupé de mon examen quand on vint m’avertir que le dîner était servi. La compagnie s’était augmentée de quatre riches marchands de Nankin, graves et sérieux comme des musulmans ; les convives étaient au nombre de dix-huit. Trois tables contenant chacune six personnes avaient été disposées ; en Chine, jamais plus de six personnes ne prennent place à la même table. Un drap écarlate très richement brodé servait de nappe ; la même étoffe recouvrait les fauteuils sur lesquels nous nous assîmes. Ces tables formaient un triangle dont la nôtre était la base ; l’espace avait été ménagé de manière à ce que les domestiques pussent librement circuler entre elles. Nous nous plaçâmes deux par deux sur trois côtés de chacune des tables, celui par lequel elles étaient en regard restant libre. Je me trouvai assis entre Sam-qua et un gros marchand de Nankin, dont le nom, je crois, était Kou-niung.

Vous dire tout ce qui compose un dîner chinois, ce serait une entreprise presque aussi difficile que de le manger. M. Dent avait demandé à Sam-qua, comme une faveur, que le repas fût tout entier à la chinoise, sans aucun mélange de cuisine européenne, et le bon Sam-qua avait tenu parole. J’essaierai cependant de décrire quelques-uns des plats qui furent placés devant nous. Il faut dire, avant tout, que le dîner se composa au moins de cinquante services ; chaque service, il est vrai, n’était que d’un seul plat. Notre couvert consistait en une très petite assiette d’argent, une tasse du même métal servant de verre, deux petits bâtons d’ivoire et une espèce de cuillère de porcelaine ronde et très épaisse. C’est avec ces instrumens que nous allions procéder à l’attaque du plus monstrueux dîner auquel j’aie jamais assisté. On nous servit d’abord une espèce de soupe faite de nids d’hirondelles. Vous avez sans doute entendu parler de nids d’hirondelles, mais vous n’en avez probablement jamais mangé. Ce mets ne m’était pas inconnu ; à Manille, j’en avais plus d’une fois mangé par curiosité, mais alors je me servais d’une cuillère. Ici, il fallait faire usage de nos deux petits bâtons ; nos grosses cuillères ne pouvaient avoir prise sur cet épais liquide, qui ressemblait, et pour le goût et pour la forme, à du vermicelle. J’examinai un instant nos convives chinois, qui vidaient leur assiette avec une merveilleuse rapidité, tandis que nous avions toutes les peines du monde à ne pas laisser échapper nos bâtons. On les tient tous les