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UN VOYAGE EN CHINE.

La pièce d’entrée de la maison était un magasin ordinaire, où étaient étalées quelques marchandises de peu de valeur, afin de tromper la surveillance des agens de la police. Si celle-ci pourtant y avait bien regardé, elle aurait promptement reconnu que les boîtes couvertes de poussière qu’on voyait çà et là sur les étagères ne formaient pas le véritable commerce des habitans de la maison. Mon compagnon échangea quelques mots à voix basse avec un Chinois qu’il trouva dans la boutique, et, après ce préliminaire indispensable, on nous fit monter un escalier fermé par une porte que quelques paroles cabalistiques de notre guide firent ouvrir. Nous entrâmes dans une salle assez spacieuse, que terminait une alcôve fermée par des rideaux de soie. On tira les rideaux : une espèce de lit de camp sur lequel était étendu un matelas recouvert d’une riche étoffe remplissait toute l’alcôve ; des coussins moelleux où on pouvait encore distinguer la pression d’une tête semblaient inviter au repos. C’était tout l’ameublement de cette salle. Après y avoir jeté un coup d’œil, mon attention se porta vers les personnes que nous y trouvâmes ; c’étaient deux ou trois Chinois assez richement vêtus. À leur teint rouge et bouffi, à leurs yeux gonflés, je reconnus bien vite qu’ils n’étaient pas, comme moi, novices dans l’art de fumer l’opium. On m’invita à m’étendre d’un côté du lit ; un Chinois se plaça dans une position parallèle à la mienne ; on mit entre nous deux un petit coffret de bois de na, puis on apporta des pipes de deux pieds de long, faites d’un bambou très fin. Un des bouts de ces pipes se terminait par un bec d’ivoire ; à six pouces de l’autre extrémité sortait un petit tube se renflant vers sa base. On plaça près de nous une bougie allumée, dont la flamme répandait une fumée odoriférante. Mon compagnon de débauche prit ensuite dans le coffret une petite boîte d’argent et une espèce de petit dé d’or. La boîte contenait de l’opium préparé ; le Chinois en mit une certaine quantité dans le dé, et, m’offrant une pipe, il sembla m’engager à lui donner l’exemple. Je fus obligé de lui faire entendre par signes que j’étais un pauvre ignorant, et que je comptais sur lui pour m’éclairer. La grave et rouge figure du Chinois resta impassible ; il prit un peu d’opium de la grosseur d’un pois, le pétrit quelque temps entre ses doigts, puis le posa sur l’orifice du petit tube. Il se coucha ensuite tout de son long, ramena vers lui la bougie, afin de jouir de toutes les douceurs de sa position et approcha l’opium de la flamme. La petite boule se dilata aussitôt, puis s’allongea, prit toute espèce de formes, enfin se concentra comme le voulait le fumeur ; car en un instant il mit le bec d’ivoire de la pipe dans sa bouche, approcha de nouveau le tube de la flamme, huma et avala deux ou trois longues gorgées de fumée ; ses yeux se fermèrent, et il resta quelques minutes plongé dans une douce extase. Mon tour était venu. Je pris des mains de mon compagnon la pipe toute préparée ; je posai ma tête sur l’oreiller, j’enflammai mon opium, et en respirai la fumée comme je venais de le voir faire ; mais mes yeux ne se fermèrent pas, je n’éprouvai pas d’extase, et je fus tout étonné de ne pas sentir la moindre émotion. Nous remplîmes et vidâmes tour à tour quatre ou cinq pipes, et je laissai mon Chinois sur le lit de camp transporté au septième ciel et voyant