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UN VOYAGE EN CHINE.

Je m’informai du prix payé aux ouvriers : les plus habiles, ceux qui dirigent le travail, reçoivent 55 francs par mois ; les ouvriers ordinaires sont payés de 25 à 35 francs. Ils se nourrissent eux-mêmes, et leur nourriture leur coûte environ 20 centimes par jour ; elle se compose de riz, d’un peu de poisson et de l’eau de la rivière. Chez nous, le moindre ouvrier en soierie coûte jusqu’à 100 francs par mois. Il lui faut, pour lui et sa famille, du pain, de la viande et du vin ; il a besoin de feu et de bons vêtemens de laine pour l’hiver ; s’il est marié, son logement lui coûtera au moins 20 francs par mois. Il est donc difficile que le prix de son travail soit diminué, car à peine peut-il faire la moindre épargne. L’ouvrier chinois, au contraire, qui ne gagne que le tiers ou le quart du salaire de l’ouvrier français, peut mettre de côté la moitié de ce qu’il reçoit ; si cela était nécessaire, le prix du travail pourrait donc être encore abaissé en Chine. Comment, avec les élémens de supériorité que possèdent les Chinois, ne serions-nous pas écrasés à la longue par la concurrence qu’ils nous font dans la fabrication des soieries, surtout si on considère qu’ils ont les matières premières en plus grande quantité, de meilleure qualité et à bien meilleur marché que nous ? Faut-il s’étonner que le gouvernement fasse tant d’efforts et de sacrifices pour perfectionner chez nous l’industrie sétifère, et appliquer à nos manufactures et à nos magnaneries les secrets de l’industrie chinoise ?

La soie est d’un usage général en Chine, elle sert à vêtir presque toute la population ; il ne faut en excepter que la plus basse classe. Je m’amusai à faire le calcul de ce qui s’en consomme chaque année dans l’empire. Si on considère que la soie entre non-seulement dans les habillemens des Chinois, mais encore dans la plus grande partie de leurs ameublemens, on ne croira pas que j’exagère beaucoup en portant à une livre la quantité consommée annuellement par chaque individu. Or, en estimant, d’après l’évaluation la plus infime, la population de la Chine à deux cent cinquante millions d’ames, je trouvai qu’outre les exportations qui se font à l’étranger, la Chine emploie, chaque année, deux cent cinquante millions de livres de soie ; ce qui, en la mettant au prix très bas de 15 fr. 75 cent. la livre, donne la somme énorme de près de quatre milliards. Il en est de même du thé, et la quantité exportée, bien que s’élevant annuellement à la somme de 125 millions de francs, n’est qu’un point presque inaperçu dans l’immense consommation de l’empire céleste.

Dans l’après-midi du même jour, nous traversâmes la rivière, après l’avoir descendue environ un demi-mille, et nous débarquâmes au village dHonan. Autrefois, les Européens avaient la permission de se promener dans ce village et dans les campagnes qui l’entourent ; mais les excès que quelques-uns d’entre eux commirent obligèrent les Chinois à leur retirer cette faveur. Il leur est encore permis cependant de visiter le temple de Mia-o, dont on trouve l’avenue en débarquant. Ce temple était le but de notre promenade ; c’est, dit-on, un des plus vastes qu’il y ait en Chine, et sa fondation remonte à une antiquité reculée. Une immense cour bordée d’arbres aussi vieux que le monde forme l’entrée de ce temple. Un premier vestibule est gardé de chaque côté, comme celui du temple de la Vieillesse, par deux énormes colosses qui semblent se