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Souvenirs de M. de Bonstetten, écrits en 1831[1]. — M. Michaud, dont on a retenu tant de mots spirituels, disait quelquefois que, comme nouveauté, on devrait se mettre à rendre compte des livres publiés il y a cent ans. Ce petit écrit de M. de Bonstetten ne date pas de si loin, bien qu’il ait été publié déjà depuis huit ans, ce qui est un siècle par ce temps-ci. Mais il n’a jamais été annoncé en France, et, comme il nous est tombé sous la main l’autre jour, on nous permettra de l’indiquer en passant. Il est très fâcheux que M. de Bonstetten n’ait pas laissé de mémoires : dans sa carrière de plus de quatre-vingts ans, il a été (génie à part) une sorte de Goethe et de Voltaire suisse, ou mieux un Fontenelle : il a eu tout l’esprit de ce rôle. Il avait beaucoup voyagé, et de plus, comme chacun avait passé près de son beau lac, on ne pouvait citer un seul homme célèbre qu’il n’eût connu. Ce petit livre de Souvenirs nous offre l’idée de ce qu’il aurait pu dire causant sur les divers personnages. Haller, Ganganelli, l’improvisatrice Corilla, y sont touchés en traits rapides. Il raconte de curieux détails sur l’intérieur de la comtesse d’Albani, qui donna pour successeur au prétendant Charles-Édouard Stuart, Alfiéri le tragique, puis le peintre Fabre. Il nous entretient, avec plus d’étendue et avec toute l’émotion de l’amitié, du charmant poète rêveur Matthisson, qui vécut deux années près de lui au château de Nyon. — « Dans nos promenades solitaires, nous allions quelquefois courir après les eaux d’un ruisseau, où nous nous plaisions à lire nos destinées futures. Vois-tu là-bas le calme des eaux, lui disais-je, est-ce bonheur ou ennui ? — Oh ! là-bas, répondait Matthisson, c’est mieux encore : un cours paisible suivi d’un vif entraînement. — Ce sera joli, lui dis-je ; et plus loin, vois-tu ces chutes d’eau sur de durs cailloux ? c’est du malheur, mais cela passera ; et tout là-bas est le beau lac où les ondes des torrens auront de plus nobles destinées. » — Cette mélancolie chez Bonstetten n’est que par éclairs : c’est l’esprit avec lui qui court le plus fréquemment. On trouvera de touchantes révélations sur Gray, si peu connu, excepté par son Cimetière immortel. Bonstetten le vit beaucoup à Cambridge en 1769. Le tendre poète, vieilli et chagrin, y végétait enseveli dans un des cloîtres de ces gothiques colléges. Bonstetten l’oppose à Matthisson, si heureux sur les pentes de Nyon « Gray, dit-il, en se condamnant à vivre à Cambridge, oubliait que le génie du poète languit dans la sécheresse du cœur. Le génie poétique de Gray était tellement éteint dans ces sombres manoirs, que le souvenir de ses poésies lui était odieux ; il ne me permit jamais de lui en parler. Quand je lui citais quelques vers de lui, il se taisait comme un enfant obstiné. Je lui disais quelquefois : Voulez-vous bien me répondre ? Mais aucune parole ne sortait de sa bouche. Je le voyais tous les soirs de cinq heures à minuit. Nous lisions Shakspeare qu’il adorait, Dryden, Pope, Milton ; et nos conversations, comme celles de l’amitié, n’arrivaient jamais à la dernière pensée. Je racontais à Gray ma vie et mon pays ; mais toute sa vie à lui était fermée pour moi, jamais il ne me parlait de lui. Il y avait chez Gray, entre le présent et le passé, un abîme

  1. Cherbuliez, rue de Tournon, 17.