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des petites circonscriptions électorales à leurs mandataires, en ôtant de plus en plus à ceux-ci toute signification politique. Le patriotisme d’arrondissement grandit sur les ruines du patriotisme national ; on réclame un haras ou une école d’artillerie avec la chaleur qu’on mettait en d’autres temps à demander la Belgique et la frontière du Rhin. Si un député fait ouvrir une route royale, il se concilie des suffrages d’abord rebelles ; s’il parvient à faire élargir un port ou creuser un canal, il devient inexpugnable.

Il peut dès-lors, au gré de ses antipathies ou de ses espérances excitées, passer des bancs ministériels à ceux de l’opposition, pour repasser bientôt sur les premiers. Puis, s’il a su choisir habilement sa place sur l’un de ces points stratégiques qui dominent les deux camps, rien ne l’empêchera, selon les circonstances, de changer ses amitiés, de répudier ses engagemens de la veille pour former les connexions les plus inattendues ; enfin, s’il aspire à cumuler les profits du pouvoir avec les honneurs de la popularité, il pourra, Brutus à vingt mille francs de salaire, se représenter sans crainte devant ses cent cinquante électeurs : une effrayante majorité, formée par la gratitude et grossie par l’espérance, viendra sanctionner tous les actes d’une vie parlementaire aussi heureusement conduite, et saluer une fortune qui deviendra le marche-pied de tant d’autres.

Je ne saurais, monsieur, accepter un tel avenir ni pour le gouvernement représentatif ni pour mon pays. Je recevrais de tout cabinet, comme un immense bienfait, tout ensemble de mesures législatives ou réglementaires imposant des conditions fixes d’admission dans les diverses carrières administratives, et tendant à rendre à leurs chefs naturels aussi bien qu’à l’administration départementale l’influence qu’usurperait un autre pouvoir, au grand préjudice des mœurs nationales et de tous les services publics. Le pouvoir, pas plus que la liberté, ne peut puiser de force dans un principe de démoralisation, et lorsque j’entends quelques-uns de ses prétendus adeptes s’applaudir de ce que de telles tendances rendent les députés plus souples, lorsque je les vois se féliciter de ce que leur mandat peut perdre en vérité dans un système de corruption réciproque, s’exerçant de l’électeur sur le mandataire, et de celui-ci sur ses commettans, je n’ai pas assez de mépris pour une politique dont l’imprévoyance l’emporte encore sur l’immoralité.

Comment ne voit-on pas que c’est ainsi que s’introduit l’anarchie au sein d’une chambre, et que tout cabinet qui parviendrait à y décomposer complètement les partis, y vivrait sans aucun avenir en ce