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agréables, qu’ils restent chez eux. Par la même raison, nous ne voulons pas admettre chez nous d’officiers envoyés par les gouvernemens des petites nations de l’autre côté de la mer. Que dirait le souverain du pays qu’on appelle l’Angleterre, si l’empire céleste envoyait une flotte sur ses côtes et lui ordonnait d’admettre le commerce et les sujets chinois dans son territoire aux conditions qu’il plairait au souverain de la Chine de lui imposer ? D’ailleurs, ce Napier se dit l’agent d’une grande nation ; c’est un imposteur. Une grande nation qui enverrait un agent près d’une autre grande nation, saurait choisir un homme qui connût les usages du pays avec lequel il serait appelé à négocier, et qui sût les respecter. Or, Napier vient parmi nous comme un ignorant ; il nous dit avec impertinence de changer en sa faveur nos coutumes et notre langage, qui existent depuis le commencement du monde. Napier est donc un imposteur, ou le souverain qui l’a envoyé n’est pas le souverain d’une grande nation, puisqu’il n’a pu trouver parmi ses sujets un homme digne de le représenter. »

Aujourd’hui, il n’existe plus aucune trace de l’évènement de Bocatigris. Les forts ont été rebâtis absolument tels qu’ils étaient autrefois, tant est opiniâtre l’attachement que portent les Chinois à leurs anciens usages. À l’époque où je visitais la Chine, bien que l’état des affaires ne fût plus le même qu’au temps de lord Napier, l’agent du gouvernement anglais, lassé de l’obstination du vice-roi, qui s’entêtait à conserver intactes les coutumes de son pays, avait abaissé son pavillon, et s’était retiré à Macao.

Nous passâmes, le pavillon britannique en tête du mât et sans être visités par aucun bateau mandarin ; c’était une concession faite par le vice-roi au surintendant anglais. Son cutter était le seul bateau européen qui eût le droit de circuler librement entre Macao et Canton, le surintendant ayant donné sa parole qu’aucune contrebande ne serait introduite à bord. Cette condescendance prouvait une grande estime de la part du vice-roi pour le caractère honorable de M. Elliot.

Au-delà de Bocatigris, la rivière s’agrandit de nouveau, et jusqu’à Canton elle présente une surface d’un à deux milles de large ; elle circule à travers un pays plat dont l’horizon est borné par des montagnes de médiocre hauteur ; les bords de la rivière n’ont généralement pas plus de deux à trois pieds d’élévation. L’immense plaine qu’elle arrose est couverte de champs de riz destiné à la consommation de la province ; elle est coupée en tous sens d’innombrables canaux naturels qui en sont comme les artères ; sur ces canaux navigue une quantité incalculable de bateaux de toutes grandeurs et de toutes formes. Du pont de notre cutter, nous pouvions voir leurs hautes voiles jaunâtres[1] qui semblaient sortir de terre. Presque toujours nous ne reconnaissions l’existence d’un canal que par les voiles des bateaux qui le sillonnaient. La vue du pays n’avait rien de bien pittoresque, car le terrain est entièrement plat et couvert d’une culture uniforme ; les bateaux dont je viens de parler donnaient seuls un peu d’animation au tableau. De temps en temps, nous voyions s’élever sur le

  1. Ces voiles sont faites de nattes.