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GOETHE.

de sollicitude généreuse, de grace aimable pour le génie qui doit le relever dans l’avenir. Le règne de Charles-Auguste a placé Weimar entre Athènes et Florence. C’est le siècle de Louis XIV en famille, dans un petit duché d’Allemagne, le grand siècle avec moins de magnificence et de faste, sans doute, mais aussi avec plus de loyauté, de franchise honnête et sincère. La nature, en donnant à ces activités un plus étroit espace pour théâtre, resserre les liens de sympathie qui les unissent, en même temps qu’elle rend impossible la personnalité absorbante du monarque. Vous ne distinguez pas le poète du grand-duc ; l’un et l’autre portent les mêmes insignes, habitent le même palais : lequel des deux règne ? Weimar dit que c’est Charles-Auguste, le monde dit que c’est Goethe, et Charles-Auguste laisse dire le monde. Au palais ducal, chez Goethe, à Tiefurtz dans la villa de la princesse Amélie, on discute, on lit, on critique, les chefs-d’œuvre naissent sans efforts ; partout le simple amour des lettres, partout le culte des idées ; à peine si le bruit que fait l’empereur en passant interrompt pour quelques jours les études qui reprennent bientôt. Quels temps ! Goethe les a vus s’accomplir et passer ; il a vu s’éteindre une à une les étoiles de Weimar, satellites de sa gloire, et long-temps encore après elles son astre errant dans le vide des cieux a jeté çà et là sur la terre de mélancoliques rayons. Il est resté le dernier de la famille seul avec ce chêne du Kickelhahn[1]

    rare commerce de sentimens généreux et de belles pensées. En échange de la sollicitude si délicate et si tendre, des prévenances si intelligentes, des sympathies de toute espèce dont elles ne cessèrent d’environner le génie, Anne-Amélie, Louise et Marie-Paulowna eurent chacune à son tour les prémices de ses moissons : Goethe leur disait ses projets, ses plans, ses idées sur la nature et l’esthétique. Il leur faisait part de son œuvre encore inachevée, et prenait conseil d’elles, heureuses de recevoir en secret les premières confidences du poète. Goethe ne parlait jamais de ces trois nobles princesses sans rendre hommage aux égards qu’elles avaient eus pour lui, et disait volontiers que leur protection affectueuse avait ennobli et dirigé sa jeunesse, enrichi et comblé de bonheur son âge mûr, et réjoui et paré sa vieillesse. Ce fut sur le tombeau de la duchesse Anne-Amélie que Goethe prononça ces belles paroles, qu’on pourrait presque lui adresser : « Oui ! c’est le privilége des nobles natures que leur passage dans les régions supérieures est une bénédiction, comme leur séjour ici-bas ; que d’en haut, étoiles de lumière, elles brillent à nos yeux comme des points vers lesquels nous devons diriger notre course dans une traversée trop souvent troublée par les orages, et que ces mêmes êtres que nous avons aimés dans la vie bienveillans et secourables, désormais bienheureux, attirent encore vers eux nos regards avides ! »

  1. Chêne majestueux qui s’élève non loin de cette heureuse chaumière du Kickelhahn, où Goethe se retira quelques jours pour écrire, au milieu du plus vaste et du plus romantique paysage, le cinquième acte de son Iphigénie, et sur lequel on