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figures, dit-il, étaient pour moi comme une espèce d’antidote mystérieux contre le faible, le faux, le maniéré, qui menaçaient de m’envahir ; » et lorsque avec Henri Meyer il fait ses adieux aux plus belles statues de l’antiquité : « Comment pourrais-je rendre, s’écrie-t-il, ce que j’ai éprouvé ici ? En présence de semblables chefs-d’œuvre, on devient plus que l’on n’est. On sent que la chose la plus digne dont on puisse s’occuper, c’est la forme humaine. — Par malheur, en face d’un pareil spectacle, on sent aussi toute son insuffisance ; on a beau s’y préparer d’avance, on demeure comme anéanti. » Le calme descend de plus en plus profond sur sa conscience. Il a satisfait ces désirs de la vivante contemplation du beau pour lesquels sa nature était organisée. « À Rome, dit-il, je me suis trouvé pour la première fois d’accord avec moi-même, je me suis senti heureux et raisonnable. » Il prend soin d’expliquer, dans sa lettre du 22 février, ce qu’il entend par ces paroles : « De jour en jour j’acquiers la conviction que je suis né seulement pour la poésie, et que je devrais employer les dix années pendant lesquelles je dois encore écrire à perfectionner ce talent, à produire quelque grande chose. Mon long séjour à Rome me vaudra l’avantage de renoncer à la pratique de la statuaire. » Dans ces dispositions, il met la main à l’œuvre, écrit en quelques jours le plan du Tasse, et cependant, au mois d’avril, il ne laisse pas de s’occuper encore de sculpture, et travaille à modeler un pied d’après l’antique, lorsque tout à coup il se prend à penser qu’une œuvre plus importante le réclame, et retourne immédiatement, et pour ne le plus quitter, au Tasse, ce compagnon fidèle et bien venu du voyage qu’il vient de faire.

Quant aux dix années qu’il assigne comme terme à ses facultés créatrices, après l’éclatant démenti qu’il s’est chargé de donner lui-même à ses paroles, on peut s’abstenir de les relever. Quelle fortune pour lui, pour le monde, qu’il soit enfin arrivé à cette conviction ! Le génie poétique triomphe donc chez lui, et désormais il marche librement vers ces sommets du haut desquels il va voir d’un œil impassible la vie et ses mille fantômes s’agiter à ses pieds : lutte douloureuse, acharnée, mais féconde ; car, outre que son influence se fera sentir sur toute sa vaste carrière, elle aura pour résultat immédiat un chef-d’œuvre, Torquato Tasso, expression sublime de cet état d’incertitude morale et de doute qu’il avait traversé pour en sortir vainqueur. On pourrait citer à ce propos le témoignage de Goethe, autant que Goethe prend souci toutefois d’expliquer ses créations. En général, Goethe n’a pas plutôt donné la forme et la vie à son idée