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GOETHE.

autour d’elles leur semble médiocre, petit, indigne de leur être comparé. Il n’y a guère qu’un point de vue d’où elles vous paraissent égoïstes ; au fond elles ne le sont point, d’abord parce qu’elles ne l’ont pas voulu, ensuite parce qu’elles n’avaient rien à gagner à l’être. Leur force intérieure, ne trouvant point de contrepoids dans les forces qui les environnent, rapporte tout à elle. Ce n’est point là de l’égoïsme, mais quelque chose qui ressemble à la concentration en soi de la divinité. En face de pareils hommes, il faut fléchir le genou dans sa faiblesse, ou, si l’on veut leur tenir tête, se sentir opprimé tôt ou tard, à moins qu’on ne soit de leur taille. Dans le commerce si long qu’ils eurent ensemble, la personnalité de Goethe n’étonna point Schiller, peut-être ne s’en aperçut-il jamais, et c’est là le plus beau témoignage que l’auteur de Don Carlos et de Wallenstein ait donné à la postérité, de sa dignité intérieure et de son élévation.

Goethe ne trouva pas toujours tant de généreuse tolérance chez ses amis. Il y en eut que cet esprit de froide domination irrita, et qui, plus d’une fois, lui reprochèrent amèrement son égoïsme. Herder, Jacobi, Merk, avaient leurs jours de réaction et de colère, le bon Wieland lui-même finissait par être poussé à bout, mais tout cela ne devenait jamais bien sérieux, du moins en apparence ; on gardait ses petites rancunes, ses petites haines, mais on continuait toujours à se voir, à correspondre, à vivre dans le cercle dont Goethe s’était fait centre : l’attraction était irrésistible ; quelque dépit qu’on en pût avoir, il fallait y revenir. Un jour qu’il était question de cette indifférence suprême de Goethe, de ce caractère élevé au-dessus du jeu des passions et du monde, un homme dont les yeux flamboyaient sous son large front, prit la parole en s’écriant : « Reste à savoir si l’homme a le droit de s’élever dans cette région où toutes les souffrances vraies ou fausses, réelles ou simplement imaginées, deviennent égales pour lui, où il cesse sinon d’être artiste, du moins d’être homme ; où la lumière, bien qu’elle éclaire encore, ne féconde plus rien, et si cette maxime, une fois admise, n’entraîne pas la négation absolue du caractère humain. Nul ne songe à disputer aux dieux leur quiétude éternelle, ils peuvent regarder toute chose sur cette terre comme un jeu dont ils règlent les chances selon leurs desseins. Mais nous, hommes, et partant, sujets à toutes les nécessités humaines, il ne faut pas qu’on vienne nous amuser avec des poses théâtrales ; avant tout, conservons le sérieux, le sérieux sacré sans lequel tout art, quel qu’il soit, dégénère en une misérable parade. Comédie ! comédie ! Sophocle n’était cependant pas un comédien, Eschyle encore moins. Tout cela,