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de la jeune Allemagne ? C’eût été là, pour le grand poète, une glorieuse tentative, et dont riraient bien aujourd’hui ceux qui lui reprochent son indifférence avec le plus d’amertume ! Avant tout, il faut considérer les forces dont on dispose et proportionner son activité à la mesure du cercle où elle se développe. Permis à quelques esprits faux et turbulens de croire qu’on se passe de l’occasion et qu’il suffit pour changer le monde d’une volonté énergique : le génie, lui, a ses raisons pour agir autrement ; n’est pas révolutionnaire qui veut. D’ailleurs la position de Goethe à Weimar n’a rien de politique. Le grand-duc Charles-Auguste reconnaît l’éminence du génie et la consacre par les honneurs ; mais cette investiture n’a rien d’officiel vis-à-vis de la politique européenne. Goethe est ministre de l’art, ministre de la science à Weimar ; il gouverne l’institut, la bibliothèque, le jardin botanique et les musées[1] ; mais son activité ne s’étend pas au-delà. Quand Goethe veut parler à l’Europe, ce n’est point par des notes diplomatiques qu’il le fait, mais par des chefs-d’œuvre de toute espèce. D’après cela on peut concevoir sans peine le soin qu’il met à tenir, loin de tous les bruits du jour, l’élément sacré de sa pensée, comme à ne jamais descendre dans l’arène de la discussion du moment. Rien ne lui va moins que cette activité politique qui s’accommode mal avec le calme olympien de son esprit et dont son œil n’entrevoit pas les fins. Au point de vue où il s’est placé, l’histoire lui apparaît comme une lutte incessante de nos passions et de nos folies avec les intérêts généreux de la civilisation. Aussi les sympathies secrètes de son cœur sont pour l’autorité. Goethe aime surtout l’ordre dans la force ; quoi qu’on puisse dire, le génie est absolu, la division et le partage lui répugnent.

En ce sens, Goethe regardait l’ordre et la légalité comme les bases

  1. Le grand-duc de Weimar avait réuni tous les musées, ainsi que tous les instituts de science et d’art, en un seul département, dont la direction souveraine était confiée à Goethe. Les fragmens d’une lettre que Goethe écrivait de Rome à Charles-Auguste mettront le lecteur au courant des rapports d’intimité qui existaient entre le poète et le prince : « S’il m’est permis de vous exprimer ici un souhait que je forme pour mon retour, je vous dirai que j’aurais l’intention, sitôt mon arrivée, de visiter tous vos états en étranger, et d’étudier vos provinces avec des yeux tout fraîchement ouverts et l’habitude des hommes et du pays. Je pourrais ainsi me faire un nouveau tableau à ma manière, acquérir une idée complète des choses, et reconnaître quels genres de service votre bonté et votre confiance seraient en mesure d’exiger de moi. Mon cœur et mon esprit sont avec vous et les vôtres, et cela quand les débris d’un monde pèseraient de l’autre côté de la balance. L’homme a besoin de peu : l’amour et la sécurité des relations avec ceux qu’il a choisis et auxquels il s’est une fois donné lui sont indispensables. »