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son meilleur vin ; lui-même, par sobriété, n’en buvait que de très faible.

Après six années de séjour, Mélancthon s’ennuya de Tubingue. Il avait hâte de quitter une académie où ses succès lui attiraient l’envie, et que les disputes des réalistes et des nominaux avaient partagée en deux camps ennemis. Lui-même avait été forcé d’y prendre parti ; il penchait pour Aristote et les nominaux, mais avec une modération qui ne blessait pas les réalistes, même en les réfutant, et qui maintint entre les deux partis une sorte de concorde extérieure, fort à l’honneur de Mélancthon, si l’on considère que les querelles allaient ailleurs jusqu’aux coups. D’après les statuts académiques, son titre de maître ès-arts lui donnait une certaine part dans le gouvernement intérieur. Il en usa pour y entretenir une apparence de concorde ; c’était la première fois qu’il s’essayait à ce rôle de médiateur, qu’il tâcha de soutenir toute sa vie au prix de tant d’agitations. Pour la première fois aussi, il put en reconnaître l’impuissance. On ne lui sut pas gré d’avoir mis tant de goût et de vrai savoir du côté de la modération, et d’en avoir rendu l’exemple si beau que la violence fût devenue impossible : tout ce que les combattans furent obligés, par pudeur, de retenir de dépit et d’acrimonie, fut tourné contre lui.

La hardiesse et la nouveauté de ses vues sur l’enseignement, son savoir ennemi des formules scolastiques, et pris tout entier aux sources, ne lui avaient fait guère moins d’ennemis. Aussi ne respirait-il plus à l’aise dans cette ville où tout était dispute et routine. « Je vivais, écrivait-il plus tard, dans une école où c’était un crime capital de s’entendre un peu mieux que les autres aux lettres. » Il suppliait Reuchlin de le tirer « de cette prison. » — « J’aimerais mieux, dit-il, vivre caché dans quelque caverne d’Héraclite, que d’être ici occupé à ne rien faire[1]. » Il se mettait à la disposition de Reuchlin. « Où que tu m’envoies professer, lui dit-il, il y faut aller. C’est mon métier, encore que rien ne me soit moins précieux que cette vie publique, et que d’entendre plus long-temps bourdonner autour de mes muses le murmure populaire. » La perspective d’une carrière si laborieuse l’épouvantait. « Je désirerais, dit-il à Reuchlin, passer ma vie dans les loisirs littéraires et le silence sacré de la philosophie ; mais, puisque la fortune ne me le permet pas encore, vivons comme nous pouvons, non comme nous voulons. Suivons l’applaudissement

  1. Corpus reformatorum, no 15.