Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/118

Cette page a été validée par deux contributeurs.
114
REVUE DES DEUX MONDES.

navires, moyennant une solde égale, autant que possible, à celle qu’on paie en Italie.

La première condition pour avoir des équipages à bon marché, c’est que les hommes soient sobres, parce que des hommes sobres peuvent seuls trouver de l’avantage à naviguer à la part, c’est-à-dire moyennant un bénéfice proportionnel à celui du navire. Les marins qui ont des besoins sentent trop qu’à la part ils seraient moins bien nourris, ou n’auraient rien à recevoir au retour du voyage. Dans un navire où l’on navigue à la part, chacun est spéculateur : le propriétaire du bâtiment, le capitaine, le matelot, le mousse même. Alors chacun fait de son mieux pour économiser et pour aller vite, soit dans le chargement, soit dans la route, soit dans le déchargement. Quand un équipage, au contraire, est payé au mois, il peut avoir parfois intérêt à ne pas se presser. Les Dalmates, les napolitains, les Sardes, et surtout les Grecs, remplissent au plus haut degré la condition que je viens d’indiquer ; mais trouverait-on en France des populations ayant des mœurs et des habitudes analogues aux habitudes et aux mœurs de ces peuples ?

La France continentale ne nous offrirait certainement pas, dans sa partie méridionale, des hommes comme il les faudrait. Marseille attire à elle toute la population pauvre de la Provence, ou, pour mieux dire, toute la population de la Provence pauvre. On ne songe guère à se faire marin, même quand on doit gagner 50 francs par mois et la nourriture, lorsqu’en se faisant portefaix, voiturier, etc., on peut gagner 5 fr. par jour. Dans la Provence riche, la culture occupe presque tous les bras, et il en est de même en Languedoc. C’est donc encore vers la France insulaire qu’il faut tourner ses regards pour trouver ce que nous cherchons.

Le Corse vit de peu, il n’a aucune habitude de luxe, il est bon marin ; mais le Corse a peur des réquisitions pour l’armement de la flotte, et il hésite à adopter une profession qui peut l’obliger à servir l’état à plusieurs reprises, et cela pendant deux, trois et même quatre ans chaque fois, de telle sorte qu’il ne sera définitivement fixé dans ses foyers qu’à l’âge où tout travail qui réclame de la vigueur et de l’énergie lui deviendrait impossible.

On compte cependant en Corse environ deux mille marins classés ; mais il y en a la moitié qui ont passé l’âge où l’on peut encore être requis. Sur les mille qui n’ont pas atteint cet âge, il y en a trois cents au service de l’état. Avant 1790, la population maritime de l’île était bien plus nombreuse qu’aujourd’hui. Ajaccio, avec quatre mille ames de population, comptait six cents hommes propres à la navigation, et ce port expédiait à lui seul quarante à cinquante barques pour la pêche du corail sur la côte d’Afrique. Après la paix, cette branche de commerce reprenait quelque activité, lorsqu’en 1817 les Bédouins de Bone massacrèrent les pauvres marins et pillèrent ou détruisirent les bateaux corailleurs : ce fut la mort de cette industrie. À la pêche du corail succéda la contrebande. Tous les marins corses furent contrebandiers, jusqu’au moment où des lois spéciales anéantirent ce commerce illicite, dont le développement