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effet, si les négocians de Scio, entraînés par tant d’avantages, avaient pris le parti d’aller résider à Syra, auraient-ils pu, sans de grandes difficultés, décider les Ipsariotes à les y suivre, à quitter leur île d’Ipsara pour aller habiter une île qui ne valait pas la leur comme résidence, et à faire tous les frais d’un nouvel établissement. Or, par un effet heureux de la guerre, Sciotes, Ipsariotes, Hydriotes même, sont venus ensemble à Syra. Les Sciotes, c’est la tête qui pense : les Ipsariotes, ce sont les jambes qui courent et les mains qui recueillent. Ipsariotes d’une part, Sciotes de l’autre, voilà donc la double source du mouvement et de la vie pour le commerce de l’Archipel.

La Grèce n’a eu pendant long-temps d’autres navires que des corsaires qui parcouraient les mers du Levant, et qui, à une certaine époque, attaquaient les pavillons dont Venise redoutait la concurrence commerciale. Cette république n’ayant pu empêcher ni les Français ni les Anglais de conclure des traités avec les sultans, et cherchant à retarder le plus possible la décadence de son commerce, se servait de l’influence qu’une longue occupation de la Morée et des îles lui avait donnée sur les Grecs, pour exciter ses anciens sujets à inquiéter la navigation de ses rivaux.

Les Grecs trouvaient double avantage à ce métier ; car, outre qu’ils réalisaient des profits considérables, les services rendus de cette façon à la république étaient reconnus par la paix dont elle les laissait jouir, même pendant ses guerres avec la Turquie. Le besoin de cette paix était si grand pour les insulaires, qu’indépendamment de l’impôt qu’exigeait d’eux le grand-seigneur, les habitans de certaines îles occupées par les musulmans payaient encore, au commencement du XVIIIe siècle, une contribution à Venise, afin que la république ne vint pas enlever, sans les payer, les rapines des pirates. Pour apprécier l’extension qu’avait prise la piraterie, il suffira de dire qu’un voyageur du temps ne trouva qu’un homme par quatre femmes dans l’île de Myconi, parce que les hommes étaient allés en course.

La piraterie que Venise entretenait dans l’Archipel avait, du reste, son analogue dans les mers d’Amérique, où la France ne répugnait pas à mettre à profit le courage et l’audace des flibustiers.

À l’origine des conquêtes maritimes des Turcs, les prisonniers de guerre ramaient seuls à bord des galères ; mais, quand les galères des sultans devinrent plus nombreuses, on recourut aux rayas grecs, et on en plaça sur les flottes, à l’instar des forçats. Plus tard, la rigueur des lois de l’islamisme, qui interdit de confier la défense du trône des califes à des mécréans, céda devant la nécessité ; par la raison qu’on avait remplacé les navires à rames par des bâtimens à voiles, on pensa que ceux qui n’avaient été que rameurs pouvaient devenir matelots. La Turquie se trouva si bien du concours des marins grecs, qu’elle donna en fief les îles au capitan-pacha, à l’effet d’inféoder le plus possible la population de ces îles à sa marine ; et, comme à quelque chose malheur est bon, les Grecs, sous le courbach et sous le bâton des Turcs, acquirent encore une audace nautique qui leur servit plus tard.