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DE L’INDUSTRIE LINIÈRE.

en 1832 et 1833, les filateurs anglais n’étaient pas pressés de vendre ; car, bien qu’ils fussent déjà très nombreux, ils ne pouvaient encore répondre aux besoins de la consommation. C’est à ce point que M. Marshall, de Leeds, faisait alors attendre six mois les fils qu’on lui demandait, tandis que dans la suite il a répondu aux demandes en quinze jours. Rien ne les pressant, ils se contentèrent de présenter leurs fils sur nos marchés à 5, 10 ou 15 pour 100 au-dessous des cours établis. Mais dans la suite, l’importation croissante ayant fait diminuer les prix de nos propres fils, ils réduisirent les leurs, et toujours à peu près dans la même proportion. Ainsi, ce qui se vendait en 1833 de 110 à 120 francs (le paquet de 360,000 yards, du no 60 anglais, par exemple), ne se vendait plus, en 1838, que 75 francs, quoique le prix du lin brut n’eût pas baissé ; ce qui prouve que les Anglais étaient loin d’avoir lâché d’abord leur dernier mot. Dans l’enquête de 1838, on demandait à M. Boisseau, négociant et fabricant à Laval (Mayenne), quelle différence il y avait entre le prix des fils du pays et celui des fils anglais. Il répondit : « Aujourd’hui elle n’est guère que de 15 à 18 pour 100 soit un sixième ; car on a à Laval, tout rendu, un fil anglais du no 40, bonne sorte ordinaire, au prix de 2 francs 50 cent. la livre, et ce même fil, fait en Bretagne, vaudrait aujourd’hui environ 3 francs. Mais pour parler de l’ancien état de choses, il faudrait comparer le prix de 2 francs 50 cent. à un prix de 4 francs 25 cent. au moins. Voilà la mesure du changement qui s’est opéré ; c’est un abaissement d’un tiers de la valeur primitive. » C’est donc une réduction d’un tiers que les machines anglaises auraient produite ; et si l’on considère que les fils anglais ont d’assez grands frais à faire pour arriver sur nos marchés, frais de transport, de commission, droits d’entrée, etc., on comprendra que la réduction est même encore plus forte. Rien ne prouve d’ailleurs que le dernier terme de la baisse soit arrivé, même par rapport à l’état actuel de la filature mécanique, et, à coup sûr, il reste encore à celle-ci bien du chemin à faire.

Il est facile de pressentir maintenant quels ont été pour l’Angleterre les résultats de ces inventions. Les rôles ont été changés. L’Angleterre, qui était au dernier rang parmi les peuples de l’Europe pour la production des fils et des tissus de lin, s’est élevée d’un bond jusqu’au premier, et s’est acquis en peu d’années une supériorité sans rivale. L’absence de la matière première n’a pas été pour elle un obstacle ; elle s’est adressée à la Belgique et à la Russie, à la dernière surtout, et elle y a trouvé sans peine l’aliment de son travail. Il lui en a coûté de nouveaux frais de transport, double désavantage sur les anciens lieux de production ; mais la supériorité des machines a tout couvert. Il est vrai de dire, au surplus, que la Russie lui a fourni des lins à bien meilleur marché que la France n’aurait pu le faire, et que, par un autre effet de la politique anglaise, qui favorise toujours le travail, ces lins bruts n’ont payé à leur entrée en Angleterre que des droits insignifians.

Il est difficile d’établir avec quelque certitude la somme des produits que donne en Angleterre ce genre de fabrication. Si, pour le coton et pour la soie, qui sont des matières exotiques, on peut, à la seule inspection des relevés de