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de travail, à dix heures par jour, cinquante-deux kilogrammes du no 30 anglais, soit, en faisant déduction des jours fériés, un kilogramme par semaine. Ainsi une seule broche produit autant que deux fileuses à la main, et une seule ouvrière suffit pour surveiller un métier de cent vingt broches. Il est vrai qu’il faut des ouvriers pour les machines préparatoires ; mais il s’en faut bien que cela fasse compensation. Si l’on suppose dans chaque filature un service de trois mille broches, et ce n’est qu’une grandeur très moyenne, une seule de ces filatures fera le travail de six mille fileuses ; deux ou trois suffiront pour remplacer le filage qui s’exécute dans toute une province. Remarquons ici en passant que, dans l’ancien système français, une ouvrière ne pouvait mener que de vingt-huit à trente-six broches.

Les différences ne sont pas moins remarquables, si l’on considère la régularité et la perfection du travail. Quelle que fût l’habileté traditionnelle de nos fileuses à la main, elles n’avaient jamais pu parvenir à donner à leurs fils une épaisseur et une force partout égales. Même dans les numéros les plus fins, on trouvait des inégalités frappantes dont l’œil était blessé, et qu’on eût regardées avec raison comme des défauts choquans, si on n’avait pas été accoutumé à les rencontrer partout. L’ancien système français n’avait pas corrigé ce vice ; mais la mécanique anglaise l’a fait disparaître avec bonheur. Les fils qu’elle produit sont d’une rondeur et d’une régularité parfaite. Pas une inégalité ne s’y rencontre ; on dirait, tant ils sont réguliers, des fils de métal passés au laminoir. De là vient que, même dans les qualités communes, ils ont une belle apparence, et offrent quelque chose de séduisant à l’œil, que les autres n’ont jamais ; qualité précieuse, à ne la considérer même que comme une condition de la beauté des produits, qualité qui n’est pas encore assez appréciée par les consommateurs, et qui excite aujourd’hui peut-être plus de surprise que de satisfaction, mais qui doit, tôt ou tard, à mesure qu’elle deviendra plus familière, faire dédaigner les autres fils. Mais outre cet avantage de la beauté, qui a quelque chose de conventionnel et d’arbitraire, la régularité des fils mécaniques en présente un autre tout positif et tout pratique ; c’est l’économie de temps et la facilité du travail qu’elle procure dans l’opération du tissage. Cette économie est telle, qu’un tisserand à la main, qui ne pouvait fabriquer avec les anciens fils que six aunes de toile par jour, arrive sans peine à en fabriquer sept et demie avec les fils mécaniques. Aussi les derniers ont-ils été promptement adoptés par les tisserands, qui bientôt même n’en ont plus voulu d’autres. De là un accroissement notable dans la fabrication de la toile, accroissement qui s’est concilié avec la baisse des prix, aussi bien qu’avec l’élévation du salaire des ouvriers. C’est pour cette raison que plusieurs des hommes intéressés dans la fabrication des toiles se sont portés d’abord les adversaires de la filature française, en embrassant la cause des fils anglais, dont ils ne voulaient pas entendre qu’on modérât l’importation en France.

Un autre avantage reste à signaler : c’est que les machines anglaises élèvent, pour ainsi dire, la qualité de la matière première, en permettant d’obtenir avec du lin d’une qualité donnée des fils beaucoup plus fins. C’est ainsi, par