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juge rien contre votre explication ; mais peut-être ne repousserez-vous pas la mienne lorsque la suite de cette correspondance m’aura mis en mesure de développer ma pensée.

Dans les années qui suivirent immédiatement la révolution de juillet, le gouvernement représentatif continua d’exister parmi nous dans ses conditions essentielles, l’antagonisme des doctrines et des intérêts. Vous avez conservé un vivant souvenir de ces luttes solennelles de l’intelligence et de la loi contre l’anarchie hurlant dans nos rues ensanglantées ; vous voyez encore à la tribune Casimir Périer, pâle de fatigue et de colère, lançant de son œil enflammé les derniers jets d’une vie qui s’éteint ; vous vous rappelez cet autre orateur qui, imprimant à ses paroles un cachet grave et antique, répudiait alors une popularité dont il avait connu les douceurs, et semblait insulter à toutes les passions ameutées par la froide énergie de sa confession politique. Ces luttes étaient immenses par leur portée, sublimes par la dramatique émotion qu’elles empruntaient de ces circonstances décisives. La France conserverait-elle la monarchie et ses attributs essentiels, le pouvoir y passerait-il au peuple, ou resterait-il concentré aux mains de la bourgeoisie ? Maintiendrait-elle la foi des traités ou se déclarerait-elle en hostilité contre l’Europe ? Entrions-nous dans l’ère d’une liberté régulière ou d’une propagande aventureuse ? Telles furent les questions posées pendant trois années à notre tribune. Vingt fois le sort du monde s’est trouvé au fond de l’urne de nos délibérations ; c’était son avenir autant que le nôtre que discutait la chambre sous la clameur de l’émeute et au bruit de la générale. Permettez-moi de rappeler avec quelque orgueil ce souvenir, car je ne sais aucun parlement qui ait délibéré sur de plus grandes choses, je ne sais aucun peuple qui puisse engager aussi étroitement l’Europe dans les chances de ses propres destinées.

Les nombreuses questions soulevées dans l’ordre constitutionnel ou diplomatique aboutissaient au fond à une seule, la suprématie politique de ce qu’on nomme les classes moyennes, ou l’invasion du pouvoir par la démocratie, problème qui ne tarda pas à être résolu par le vœu manifeste de la nation. Il resta démontré que la France n’entendait pas plus s’incliner devant la grossière souveraineté du nombre que devant l’idole de la république, et que, ne dépassant pas de ses vœux les limites de la monarchie constitutionnelle, elle maintiendrait à l’intelligence, concurremment avec la propriété et l’industrie, la direction exclusive de la société. Les hommes désintéressés, d’abord incertains sur la nature et la portée du mouvement