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mains de leurs auteurs, elles ne sont encore que des ébauches, qui ont besoin d’être achevées par des perfectionnemens successifs. N’attendez rien de grand d’un travail isolé. Pour enfanter quelque chose de large, de complet et d’achevé, il faut un travail commun et solidaire, une élaboration générale et collective. Or, puisqu’on avait reconnu que les priviléges individuels garantis par les brevets d’invention étaient nécessaires pour provoquer des découvertes individuelles, n’était-il pas naturel de penser que des priviléges collectifs seraient nécessaires aussi pour provoquer des découvertes collectives ?

Veut-on savoir maintenant pourquoi les Français inventent tandis que les Anglais inventent et perfectionnent ? c’est qu’en France, où la loi n’établit point de privilége collectif ou national, mais seulement des priviléges individuels, les inventeurs procèdent isolément, chacun pour soi, nul n’ayant intérêt à seconder les travaux des autres ; tandis qu’en Angleterre, où le privilége national est garanti, il s’établit entre tous les hommes engagés dans la même voie une solidarité féconde.

Qu’importe au fabricant français qu’on invente dans son pays quelque procédé nouveau, ou qu’on perfectionne un procédé ancien applicable à l’industrie particulière dont il s’occupe ? C’est tout au plus s’il sera disposé à s’en réjouir. Si le procédé reste secret et s’applique avec mystère dans l’établissement de l’inventeur, ce sera tout simplement pour lui, qui ne jouira pas du même avantage, une dangereuse concurrence de plus. Si le procédé se divulgue, il pourra s’en servir à la vérité, mais tous ses confrères feront de même, et non-seulement eux, mais encore tous ses rivaux, tous ses concurrens à l’étranger. Peut-être l’impulsion générale que cette découverte pourra donner à son industrie favorisera-t-elle pour un moment ses intérêts ; mais ce sera toujours un avantage partagé, bien peu sensible, quelquefois même hypothétique, et qui compensera tout au plus à ses yeux la dépense certaine que lui occasionnera le renouvellement de ses instrumens. Que si par hasard la découverte qu’on vient de faire est importante, si elle doit apporter un grand perfectionnement, une grande économie dans la confection des produits, et que l’inventeur juge en conséquence devoir s’en assurer le privilége à l’aide d’un brevet d’invention, loin de se réjouir d’un pareil fait, notre fabricant devra trembler ; car, outre ce dangereux rival qui s’élève au dedans, il peut en voir surgir mille autres au dehors, puisque ce procédé nouveau, dont l’usage lui est interdit par la vertu du brevet, peut dès demain s’installer sans obstacle dans toutes les fabriques étrangères. Le progrès tournera donc contre lui, et il sera bien heureux s’il y résiste. C’est ainsi qu’une découverte faite en France peut devenir pour l’industrie française une cause de ruine. Ne voit-on pas ici tout ce qu’il y a de monstrueux dans une législation qui consacre le privilége au dedans sans le garantir au dehors ? L’industriel français a donc trop de raisons de se soucier peu du progrès général des inventions dans son pays. Elles n’ont d’intérêt et de valeur pour lui qu’autant qu’il en est lui-même l’auteur, ou qu’il peut s’en assurer la possession exclusive. Voilà pourquoi chacun se retire en lui-même et s’isole. Les découvertes sont alors presque toujours des œuvres indi-