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dont on n’aperçoit plus aucune trace. Les métayers du voisinage ont fait de cette tour une étable et un grenier, une étable au rez-de-chaussée, un grenier à l’étage supérieur. On monte à ce grenier par une échelle placée en dehors de la tour, comme les échelles de moulins à vent. La vue que l’on a de ce point, le seul qui domine toute la plaine, est admirable, et en même temps d’une incroyable tristesse. C’est la solitude des ruines de la campagne de Rome se mêlant aux solitudes sans bornes de l’Océan. D’un côté, en effet, l’œil embrasse toute la plaine de Pœstum à Eboli, cette plaine couverte de landes, de ruines et de forêts, de l’autre toute l’étendue du golfe de Salerne.

L’Agropoli est une jolie marine (on donne ce nom aux petits ports de la côte) située à l’extrémité de la plage de Pœstum, du côté des montagnes d’Ogliocastro, et habitée par une curieuse population de pêcheurs. Quelques savans napolitains, se fondant sur le nom grec de la petite bourgade, lui donnent une origine pélasgienne. Nous n’avons rien remarqué dans les usages, dans les mœurs, ou dans le langage de ses habitans, qui justifiât cette hypothèse ; je fus seulement témoin, en arrivant sur le port, d’une singulière coutume qui du reste, m’a-t-on dit, est commune aux habitans de la côte et aux Siciliens. Deux époux, accompagnés d’un grand concours de peuple, sortaient d’une maisonnette où avait eu lieu le repas de noces ; des jeunes gens jetaient des poignées de blé sur le chemin des mariés et même sur leurs vêtemens, et l’un des conviés, le père du jeune homme, portait devant lui l’os d’un gigot de mouton ; de temps en temps il l’approchait de la bouche du jeune homme en lui criant à tue-tête : Rodi quest osso ! ronge cet os ! car tu viens d’en prendre un plus dur à digérer, ajoutait-il en riant. L’origine du premier de ces deux usages peut être antique, et rappelle la coutume des Romains de jeter des noix devant les nouveaux époux ; le second a tout-à-fait le caractère d’une bouffonnerie italienne.

La plaine inclinée vers la mer, qui sépare Pœstum de l’Agropoli, et qui a encore gardé le nom de Champ-des-Sarrasins (Campo-Saraceno), car ce fut là que les Sarrasins établirent leur camp, lorsqu’en 916 ou 931 (on n’est pas d’accord sur cette date) ils vinrent saccager Pœstum, est couverte en partie de brousailles comme les dunes du littoral. Cette plaine fut, à ce qu’assurent les érudits de Salerne, le théâtre d’un singulier combat entre les habitans de Crotone et ceux de Possidonia ou Pœstum[1], alliés aux Sybarites leurs ennemis. Les habitans de Possidonia, qui partageaient les goûts des Sybarites, et ne pensaient comme eux qu’au plaisir, imaginaient chaque jour de nouveaux divertissemens. Les premiers ils avaient inventé des danses dans

  1. Oppidum Pœstum, Grœcis Possidonia appellatum. (Plin., lib. III, cap. VI.) — Pœstum, capitale de la Lucanie, resta fidèle aux Romains pendant les guerres puniques, et combattit courageusement Annibal. Lors des invasions des barbares, elle échappa par miracle à la fureur d’Alaric et de ses Goths. Elle avait encore conservé la plupart de ses monumens lorsqu’elle fut détruite de fond en comble par les Sarrasins, au commencement du Xe siècle.