Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/693

Cette page a été validée par deux contributeurs.
689
DE LA LITTÉRATURE INDUSTRIELLE.

avanie et guerre : les feuilletons fraternisent. On correspond d’une place à l’autre par le bas, par le rez-de-chaussée, par les caves.

Mais que fais-je en ce moment ? Et n’est-ce pas courir de grands risques que de parler ainsi ? Car un des inconvéniens d’une telle société, si encore elle n’y prend garde, ce serait l’intimidation. Quand on se croit la force en main, on en abuse aisément. L’autre jour, il est arrivé à une personne de notre connaissance, à l’ancien gérant de cette Revue, d’être accusé d’un mot inoui : il se serait plaint, en plaisantant, d’avoir affaire à deux sortes de gens les plus indisciplinables du monde, les comédiens et les gens de lettres. Le propos eût été leste, et je ne puis croire que M. Buloz l’ait tenu. Quoi qu’il en soit, une note se trouva insérée dans deux ou trois journaux, dans ceux-là même qui s’attaquent tous les matins en politique, mais qui s’entendent si cordialement en littérature, note qui avait une tournure vraiment officielle, et qui relatait qu’à la nouvelle du propos scandaleux, le comité de l’association s’était transporté chez le mauvais plaisant pour recevoir son désaveu formel. On a inséré tout cela sans rire. Il n’est donc peut-être plus permis de dire que les gens de lettres sont, non pas indisciplinables, mais trop disciplinés, et que la coalition en ce sens aurait d’étranges conséquences. Il y a peut-être, à l’heure qu’il est, des personnes qui se croient les représentans uniques et jurés de la littérature française, prêts à vous demander compte des bons ou méchans mots, et à vous citer par-devant eux pour la plus grande dignité de l’ordre. Ce serait une liberté de plus que nous aurions conquise, et semblable à beaucoup d’autres, en ce siècle de liberté : Boileau le satirique et le portraitiste La Bruyère auraient eu meilleure condition en leur temps. Au reste, nous parlons d’autant plus à l’aise de cette Société des Gens de Lettres, que, le grand nombre nous en étant parfaitement inconnu, une portion suffisante du moins nous semble offrir, par les noms, toute sorte de garanties. Nous sommes persuadé qu’une quantité de membres sont de notre avis au fond, et qu’ils sauront, au besoin, résister aux tentatives d’envahissement immodéré. S’il faut quelque audace pour cela, ils l’auront. Comment n’en serions-nous pas persuadé, quand, pour citer un illustre exemple, nous trouvons que le membre qui a le premier présidé la société est M. Villemain ? Je ne puis m’ôter de la pensée que le spirituel académicien n’avait accepté cette charge que pour avoir occasion, avec ce bon goût qui ne l’abandonne jamais et avec ce courage d’esprit dont il a donné tant de preuves dans toutes les circonstances décisives, de rappeler et de maintenir devant cette