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Lope s’arrêta quelque temps à Tolède, visita la contrée montagneuse d’où le Tage descend à cette vieille capitale de l’Espagne gothique, et fit de nouvelles excursions le long du Tormès, partout attentif aux hommes et aux lieux, et grossissant partout, pour l’avenir, le trésor de ses réminiscences poétiques.

Rentré à Madrid, n’importe quand ni par quelle faveur, Lope y recommença, faute de mieux, cette insipide vie de secrétaire ou de favori de grand seigneur par laquelle il avait débuté dans le monde. D’abord au service du marquis de Malpica, il passa bientôt après à celui du comte de Lemos, le même qui fut plus tard le patron de Cervantès. Ce genre d’occupation n’allait guère aux goûts ni à l’humeur de Lope ; il allait moins encore à son génie, qui avait besoin, pour se développer, d’indépendance et de spontanéité, conditions incompatibles avec la tâche de plaire à des hommes qui même, si on les suppose spirituels et cultivés, ne pouvaient cependant ni le comprendre ni le conseiller. La situation de Lope était donc fâcheuse ; mais comment en sortir ? Il fallait un peu de bonheur.

Lope en était encore là lorsqu’il reçut (vers 1597) des propositions qui durent l’étonner et réveiller en lui bien des émotions diverses. Dorothée était devenue légalement veuve, et, libre de donner sa main, elle l’offrit à Lope. C’était peut-être la plus forte marque d’amour qu’elle lui eût jamais donnée ; c’était du moins une preuve certaine qu’elle l’aimait toujours, et qu’elle n’avait été pour rien dans les accusations qui l’avaient fait bannir de Madrid. Mais le charme était dissipé ; Lope refusa. Bientôt après s’offrit à lui, sous des auspices moins aventureux, une autre occasion de se remarier. Il avait lié connaissance avec Juana de Guardio, jeune personne qui à beaucoup d’agrémens extérieurs joignait un mérite solide ; il l’épousa dans le cours de l’année 1597. L’année suivante, la joie de son mariage fut comblée par la naissance de Carlos, son premier fils, bientôt suivie de la naissance d’un second, qu’il nomma Lope.

La présence de deux enfans avertissait hautement Lope de la nécessité de mener désormais une vie régulière et laborieuse ; mais cette nécessité n’avait plus rien de rude pour lui. Heureux par son mariage, animé par le sentiment de son génie, émancipé du service des hommes de cour, libre de suivre toutes ses inspirations, les plus hardies comme les plus sages, il entra, plein de confiance et d’espoir, dans la carrière de la littérature. Avec sa prodigieuse fécondité, il ne pouvait se restreindre à un seul genre de composition ; mais, en se consultant sincèrement lui-même, il ne pouvait méconnaître que le théâtre était