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LOPE DE VÉGA.

arabe à un noble de Madrid qui lui avait fait l’honneur de le lui demander. Or, cette mort de don Vela était pour la maison de Dorothée une calamité sans mesure, qui ne pouvait qu’exaspérer encore ses griefs contre Lope. Celui-ci ne dit donc rien que de très vraisemblable quand il impute, sinon à Dorothée elle-même, du moins à sa vieille mère, l’accusation sur laquelle il avait été emprisonné. Mais ce que l’on voudrait savoir, et ce que Lope s’est bien gardé de nous dire, c’est le sujet précis de cette accusation. Je ne chercherai point à le deviner.

Lope passa quelques semaines en prison, et n’en sortit qu’en vertu d’une sentence qui l’exilait indéfiniment de Madrid et peut-être de la Castille. La condamnation était sévère ; elle bouleversait entièrement la vie de bonheur et de paix qu’il venait à peine de commencer. Avec quels regrets il quitta sa jeune et tendre épouse, on se le figure aisément, et il nous le dit lui-même dans mainte pièce de vers composée à ce sujet, et surtout dans un chant pastoral où, partant pour l’exil, il adresse ses adieux aux bergers du Tage. Cette pièce touchante, et où l’on sent que le poète n’ose pas être clair, a été insérée comme épisode dans son Arcadia, ce qui établit une coïncidence qu’il est bon de noter, entre l’époque où il composa ce dernier ouvrage et celle de son exil. En voici quelques stances.


« De ces rives verdoyantes que le Tage opulent baigne de ses flots, je pars pour la plage orientale que bat la mer d’Espagne, si toutefois, au départir, je ne suffoque dans les larmes où je me noie.

« Ils vont donc être satisfaits, mes envieux et cruels ennemis, et mes amis arrachés de mon cœur fidèle ! Désormais affranchi de toute guerre, je vais être enseveli dans la terre étrangère.

« Le voilà arrivé, ma douce Dame, le jour cruel et déploré de notre séparation ! Abandonnant aux vents mon espoir et mes voiles, je vous quitte, si néanmoins je puis m’éloigner, privé de mon ame et vous la laissant.

« Ô belle et chère Espagne ! marâtre de tes fils, tendre et compatissante mère des étrangers, l’envie me tue sur ton giron ; car, ainsi l’a voulu le sort, toute patrie est ingrate.

« Oh ! fortuné celui qui est né difforme et disgracié par la nature, dont le nom n’a point été porté chez les nations étrangères ! À ce prix, l’envie l’épargne, et il n’y a pour lui ni ami ni ennemi.

« L’adversaire déclaré peut être à craindre ; mais au mal déclaré il y a des consolations ou des remèdes. De tous les coups, le plus cruel est celui qui part en secret de la main d’un ami.