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LOPE DE VÉGA.

paroles qu’entendirent mes oreilles, si bien que, l’heure de me séparer d’elle venue, loin d’en être affligé, j’en fus plutôt content. »

Quand Lope exprimait de la sorte ses nouveaux sentimens pour Dorothée, il avait revu Marfise, et l’avait trouvée ce qu’elle était, toujours belle, toujours éprise de lui, et lui pardonnant son cruel abandon. Il avait formé, dès ce moment, le projet de revenir à elle, et de se détacher pour jamais de Dorothée, sauf à ne dénouer que par degrés, et avec tous les ménagemens convenables, pour ne point lui faire trop de mal. Ce fut, en effet, à peu près là ce qu’il fit, mais après bien des délais, bien des efforts, et pour tout dire, après bien des humiliations, qui n’attestent que trop que Dorothée n’était pas aussi facile à quitter qu’il se l’imaginait.

Don Vela, l’opulent Américain auquel Lope avait été sacrifié, continuait à visiter la maison de Dorothée librement, avec la confiance et l’autorité d’un personnage devenu nécessaire. De cette belle et ravissante Dorothée dont il avait été le seigneur absolu, Lope n’avait plus que ce qu’elle pouvait dérober à son nouveau maître. Il ne la voyait que de nuit, sous sa fenêtre, déguisé en mendiant, et une confidente de Dorothée lui apportait, en guise d’aumône, des morceaux de pain où étaient cachées les lettres. Si Lope était parfois traité plus magnifiquement, c’était aux dépens de sa fierté. Dorothée aurait volontiers partagé avec lui les trésors de don Vela, et une fois du moins elle sollicita pour lui un présent qu’il ne repoussa pas. Voici comment Lope conte la chose : « Dorothée eut une fois l’idée de faire une bonne œuvre à mon profit, et j’acceptai bassement une chaîne d’or et quelques écus natifs du Mexique, comme si le partage des dépouilles de l’Indien eût été déjà ouvert entre elle et moi. » On imagine aisément le dépit de Lope dans de telles situations, et avec quel plaisir il se serait vengé du Crésus mexicain ; mais il n’en trouvait pas l’occasion. Il eut bien une fois une rencontre nocturne avec lui, et l’atteignit bravement d’un coup d’épée ; mais ce ne fut qu’une demi-victoire : la blessure du Mexicain n’avait rien de grave ; il en fut quitte pour quelques jours passés au lit.

C’est trop retenir Lope sur les charbons ardens de sa première jeunesse : il est temps de le suivre dans les relations plus morales et plus sérieuses au milieu desquelles se développe sa destinée d’homme. Il avait vingt-deux ans lors de sa rupture définitive avec Dorothée, et ce fut vers cette époque qu’il entra, en qualité de secrétaire, au service du duc d’Albe, non pas, comme on l’a dit, de ce fameux duc d’Albe si odieusement immortel pour ses exploits dans