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régnait alors dans la haute société d’Espagne, surtout dans les entourages de la cour, avait passé dans les mœurs générales, et en formait l’un des traits les plus caractéristiques. C’est dans un de ses ouvrages en prose les plus intéressans et les plus singuliers, dans son roman dramatique de Dorothea, que Lope a révélé avec une incroyable franchise, et sans autre déguisement que celui des noms propres, les aventures amoureuses de sa jeunesse. Convaincu, comme je le suis, de la sincérité de son récit, j’en rapporterai aussi fidèlement que possible les incidens principaux.

Lope connaissait à Madrid une dame qu’il qualifie de parente et de bienfaitrice, et chez laquelle il avait, à ce qu’il semble, trouvé des consolations ou des secours, immédiatement après la mort de son père. Il continua depuis à voir cette dame ; peut-être même passa-t-il quelque temps chez elle. Ici c’est Lope lui-même qui va parler pour son compte, je me borne à le traduire : « Ma parente, dit-il, avait une fille de quinze ans, et une nièce nommée Marfise, qui en avait près de dix-sept, ce qui était aussi mon âge. J’aurais pu épouser l’une ou l’autre : mon mauvais sort ne le voulut pas. L’amour du plaisir et l’oisiveté, ces deux fléaux de toute vertu, cette double nuit de l’entendement, m’eurent bientôt distrait de mes études ; mais ce qui acheva de m’en écarter, ce fut l’amour qui s’établit entre Marfise et moi, et qui, comme il arrive d’ordinaire, s’accrut rapidement par l’habitude de nous voir. Grace à ma discrétion et à ma courtoisie, notre passion ne fit point d’éclat ; mais le cours en fut bientôt interrompu. Marfise fut mariée contre son gré à un homme de loi fort riche, mais beaucoup plus avancé en âge qu’en savoir. Le jour où la pauvre enfant alla habiter avec lui, j’éprouvai longuement ses douces lèvres, afin que le poison dont elles étaient imprégnées ne tuât pas le vieil époux qu’elle abhorrait. Nous pleurâmes long-temps tous les deux derrière une porte, entremêlant les larmes aux paroles, tellement que quelqu’un qui nous aurait regardés, n’eût pas facilement distingué les unes des autres. »

Si le mariage avait été un supplice pour Marfise, du moins le supplice fut court. Son noir époux mourut sur le champ de bataille, comme dit Lope, et la jeune veuve revint joyeuse chez sa tante, pressée de renouer le cours interrompu de ses amours avec Lope. Mais elle retrouva Lope bien différent de ce qu’elle l’avait laissé. Le jour même où elle était entrée dans la maison de son mari, Lope avait été présenté à une autre dame du nom de Dorothée. Dorothée était une jeune personne de quinze ans au plus, et pourtant déjà