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l’observation et le sens commun ont presque toujours introduites dans les systèmes les plus défectueux, est ce qu’on est convenu d’appeler d’un nom en lui-même aussi bon qu’un autre : éclectisme ; le mot n’est rien, la chose est tout. Or, il n’y a rien qui n’ait ses mauvais et ses bons côtés, ses périls comme ses séductions : la séduction est ici dans l’étendue et la richesse des matériaux… Mais là aussi est le danger : il faut savoir discerner les vérités des erreurs qui les entourent, et on ne peut le savoir qu’autant qu’on a fait soi-même une étude suffisante des problèmes philosophiques, de la nature humaine, de ses facultés et de leurs lois. C’est quand une analyse scientifique, patiente et profonde, nous a mis en possession des élémens réels de l’humanité, que nous pouvons reconnaître ce que les systèmes des philosophes possèdent et ce qui leur manque, discerner en eux le vrai et le faux, négliger l’un, nous approprier l’autre… Alors seulement vient le tour de l’analyse historique. »

Ce passage prouve que l’éclectisme, dans la pensée de son plus illustre représentant, ne peut s’établir qu’à deux conditions : l’une, psychologique, qui est l’observation des phénomènes de l’ame ; l’autre, historique, qui est l’étude du passé, entreprise dans le but de compléter et de confirmer la psychologie. Si la critique supprime la première de ces conditions, il est clair qu’alors elle réduit les philosophes éclectiques à l’absurde ; mais ceux-ci peuvent se défendre, en dissipant le malentendu sur lequel porte l’objection qu’on leur fait, et en montrant, par tous leurs écrits, qu’ils n’ont jamais songé à se passer, en histoire, d’un critérium fourni par la psychologie. Et comme c’est de la supposition qu’ils n’ont pas ce critérium, qu’on est parti pour les accuser de tenter une chose irrationnelle et impossible, et que cette supposition devient fausse, il s’ensuit que l’objection tombe pour M. Cousin, et que son éclectisme est, ainsi mis d’accord avec la logique.

Le système de M. Cousin se lie-t-il à sa méthode, en est-il la conséquence naturelle, de telle façon qu’on puisse dire que tout se suit et s’enchaîne dans la marche philosophique de l’auteur ? D’abord cette méthode conduit à une doctrine où tous les faits de l’ame humaine sont fidèlement recueillis, où toutes les questions sont étudiées à la lumière des faits ; or, quand on regarde à travers une doctrine pareille dans l’histoire, voici ce qui arrive : c’est qu’on y saisit aisément et l’on approuve une foule d’idées dont on avait de la peine à se rendre compte auparavant, et qu’on était assez tenté de condamner. On s’aperçoit que ces idées répondent à des faits que l’observation a constatés, à des questions dont elle a reconnu le germe, en quelque sorte, dans l’ame humaine ; on est donc amené à se dire que le passé n’est pas tant à dédaigner, qu’il renferme des vérités utiles, qu’il serait bon de les rechercher ; on conçoit l’alliance de la philosophie et de son histoire ; on devient, en un mot, éclectique. Et c’est si bien la méthode rappelée tout à l’heure qui mène à le devenir, que si on en suppose une autre, une qui soit exclusive, par exemple, celle-ci enfantera un système étroit et incomplet comme elle, et ce système, ne comprenant dans le passé que le très petit nombre de ceux qui appartiennent à son école, traitera les autres avec mépris et sera loin de l’éclectisme. On peut donc affirmer que c’est la méthode de M. Cousin qui l’a conduit à la théorie philosophique et historique qu’il a embrassée, tout comme une méthode contraire l’aurait fait aboutir à une théorie opposée, c’est-à-dire à une théorie anti-éclectique.

Maintenant l’éclectisme, sous la forme scientifique qu’il a revêtue dans les Fragmens, est-il en harmonie avec la pensée générale de notre époque ? Pour