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REVUE. — CHRONIQUE.

et qui, sûre de son point de départ, ne s’arrête pas qu’elle n’ait touché au but et aux limites les plus reculées que puisse atteindre l’intelligence humaine. Assurément, il n’a pas manqué jusqu’ici de philosophes qui faisaient un grand usage de la synthèse et du raisonnement, et qui s’élançaient jusqu’aux plus hauts problèmes de la science. Mais c’était leur tort d’arriver trop vite, trop directement au dernier degré de la méthode, et de commencer, comme dit M. Cousin, par la fin. Ainsi a fait Spinoza, ainsi Schelling, et tant d’autres hardis penseurs qui se sont perdus au milieu des hasards de l’hypothèse. D’autre part, c’est un penchant qui s’est rencontré chez un certain nombre de philosophes, et c’est la manie de bien des gens d’admettre les faits exclusivement, de ne pas vouloir les dépasser, et comme dit M. Cousin, de finir au commencement. Qui ne sait que Locke n’osait pas se prononcer sur la question de la nature de l’ame ; qu’Occam, au XIVe siècle, avait à peu près les mêmes scrupules, et que Reid s’est presque constamment renfermé dans des analyses psychologiques, éprouvant à s’avancer au-delà une sorte d’hésitation qui se change en erreur et en scepticisme dans les intelligences moindres. La méthode de M. Cousin s’efforce d’éviter ces deux écueils, l’hypothèse et le scepticisme. Elle donne au raisonnement la base solide de l’observation ; elle prête à l’observation la fécondité du raisonnement, et réunit ainsi pour les compléter l’un par l’autre les deux procédés qui constituent la vraie méthode.

Qui croirait en France que tant de circonspection et de hardiesse à la fois n’a pas trouvé grace devant le rationalisme de Schelling, et s’est confondu à ses yeux avec l’empirisme ? En revanche, les Allemands auraient peut-être de la peine à comprendre que cette méthode si sincèrement expérimentale ait été soupçonnée en France et en Angleterre de tendre au rationalisme. Chose curieuse ! les deux écoles entre lesquelles M. Cousin se plaçait, lui ont reproché précisément les excès qu’il s’efforçait de combattre et de corriger. Les rationalistes lui ont dit : Vous êtes empirique ; les empiriques : Vous êtes rationaliste. Il eût été plus juste de reconnaître qu’il était ces deux choses dans une mesure convenable. Mais les partis en philosophie comme ailleurs se persuadent volontiers qu’on est exclusif autant qu’eux, et que chercher à étendre et à compléter leurs doctrines, c’est les abandonner pour passer sous le drapeau contraire. M. Cousin a, du moins, tiré des accusations contradictoires dont il a été l’objet un avantage, c’est qu’en les réfutant, il lui a suffi de les opposer les unes aux autres ; ce sont ses adversaires qui se sont chargés eux-mêmes de sa justification.

La direction éclectique de M. Cousin a donné lieu, comme sa méthode, à des objections de plusieurs sortes. On a dit souvent : « La philosophie éclectique est irrationnelle, elle roule dans un cercle vicieux ; car elle est la recherche d’une doctrine qui se fonderait sur des emprunts faits au passé. Or, pour faire ces emprunts avec discernement, il faudrait avoir déjà une doctrine à soi. » Voilà une objection spécieuse sans doute, et qui a l’air d’être sans réplique ; je soupçonne pourtant qu’elle n’a pas dû trop embarrasser M. Cousin, et qu’il l’avait même prévue. Je lis dans un de ses écrits : « Nous persistons à considérer comme utile et féconde l’opinion qui commence à se répandre aujourd’hui, que toute école exclusive est condamnée à l’erreur, quoiqu’elle contienne nécessairement quelque élément de vérité. De là, l’idée d’emprunter à chaque école, sans en excepter aucune. Cette impartialité, qui étudie tout, ne méprise rien et choisit partout, avec un discernement sévère, les vérités partielles que