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REVUE LITTÉRAIRE.

Fragmens philosophiques, par M. Cousin[1]. — Il y a peu de livres de nos jours, même parmi ceux que la facilité du sujet met à la portée de tous, qui aient obtenu un succès aussi rapide et aussi durable que les Fragmens philosophiques de M. Cousin ; publiés en 1826, les voici arrivés, en 1838, à une troisième édition. Ils ont été traduits dans plusieurs langues ; ils ont passé les mers et porté jusqu’en Amérique le nom et les idées de l’auteur. Parmi les savans dont ils attiraient l’attention, ils ont ému et arraché à son silence le plus grand philosophe actuel de l’Allemagne, Schelling ; et il s’est élevé entre M. Cousin et lui une importante polémique, qui a mis, pour ainsi dire, en présence la France et l’Allemagne philosophiques. Enfin, pour que la destinée de ce livre fût complète, il a été en butte parmi nous aux attaques des sensualistes, aux colères des théologiens, et il s’est soutenu contre les unes et contre les autres. Je ne sais si l’avenir réserve de nouveaux adversaires à l’auteur des Fragmens. Il est certain qu’aujourd’hui, en France et en Europe, sa réputation n’est plus guère contestée, et ce n’est pas à lui qu’on reprochera de l’avoir acquise trop aisément, sans passer par le grand jour de la discussion et par les sévérités de la critique.

Il faudrait un long travail pour exposer les différentes questions sur lesquelles se sont partagés les amis et les ennemis de la philosophie de M. Cousin ; faute de pouvoir les indiquer toutes, je me bornerai à parler de la méthode qu’il a proclamée dans son livre, et de la tendance éclectique de son système. Ces deux points en comprennent beaucoup d’autres, à vrai dire, et suivant qu’on les entend de la même manière ou différemment, il y a bien des chances pour qu’on se rapproche ou qu’on se sépare sur toutes les autres questions.

La méthode a été l’objet des premières études de M. Cousin et l’instrument de ses projets de réforme. Il a consacré à s’en faire une et à la fixer, les laborieuses années de sa jeunesse, et voici celle à laquelle il nous apprend lui-même qu’il s’est arrêté. D’abord, c’est une méthode circonspecte et sûre, qui débute par l’observation. Personne n’ignore que l’ame humaine présente, comme le monde matériel, des faits nombreux à étudier. Ces faits sont ce qui se laisse connaître d’abord et directement, et ce qui mène à connaître tout le reste, en sorte qu’en philosophie comme en tout, il faut partir de l’observation pour appuyer ensuite sur les fondemens qu’elle pose le raisonnement inductif et déductif. Néglige-t-on l’observation pour le raisonnement, c’est-à-dire, en définitive, pour l’hypothèse ? on ramène la philosophie à cette incertitude d’opinions qui lui a été si souvent reprochée, et dont les sciences physiques elles-mêmes souffraient tout récemment encore. Au contraire, se résigne-t-on à observer ? on met la philosophie dans la voie du progrès, on affermit chacun de ses pas, on la fait entrer enfin dans l’esprit de notre siècle, qui devient de plus en plus exact et positif.

Cette méthode, selon M. Cousin, est de plus une méthode étendue et complète, qui fait succéder le raisonnement à l’observation, la synthèse à l’analyse,

  1. vol. in-8o. 1839. Chez Ladrange, quai des Augustins, 19.