Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/584

Cette page a été validée par deux contributeurs.
580
REVUE DES DEUX MONDES.

l’Alger, le Marengo, et de quelques autres bâtimens, qui se fait en ce moment, portera notre effectif au-dessus de celui des forces anglaises.

La France et l’Angleterre sont donc en mesure de prendre une imposante attitude de protection dans la mer de Marmara, en même temps qu’elles peuvent y pénétrer, même sans le firman que le gouvernement turc ne se croit pas en droit de leur accorder à cet effet, depuis le traité d’Unkiar-Skelessi. Les deux puissances alliées sont aussi maîtresses, en tenant la mer, de s’opposer à l’arrivée de la flotte turco-égyptienne et de Méhémet-Ali à Constantinople, si le pacha méditait ce dessein, comme l’ont annoncé quelques journaux. Sans doute, si le divan a appelé le pacha à Constantinople, il serait assez singulier, et assez peu conforme au droit politique des nations, d’empêcher un vassal de comparaître devant son souverain qui le mande, et de s’opposer à ce qu’il accepte l’autorité que celui-ci voudrait lui confier ; mais tout est singulier, tout sort, en quelque sorte, de la loi commune dans la question d’Orient.

Les journaux anglais se sont montrés très alarmés de la démarche que le divan a faite, dit-on, près de Méhémet-Ali. Un voyage de Méhémet-Ali à Constantinople serait, selon le Morning-Chronicle, une déclaration de guerre aux puissances. Ce serait appeler les Russes à Constantinople, et forcer l’Angleterre, ainsi que la France, à relever le gant. Ce langage, tenu par quelques feuilles anglaises quelquefois officielles, a son importance, et montre de quelles chances, peu faciles à prévoir, dépend aujourd’hui la paix de l’Europe.

L’Angleterre craint évidemment de voir Méhémet-Ali prendre une position trop forte, et la Russie a intérêt à voir le sultan dans une situation embarrassée qui le mette sous sa dépendance. La France seule peut jouer un rôle désintéressé dans les affaires d’Orient. On sait que la France veut la paix ; les grands sacrifices qu’elle a faits pour maintenir l’ordre et la tranquillité en Europe, nous dispensent de toute protestation pacifique. Nous ne pouvons être soupçonnés d’une pensée d’envahissement en Orient. On sait bien que nous ne convoitons pas Constantinople, et, pour l’Égypte, notre politique constante a été de protéger celui qui la gouverne, de l’aider à se maintenir, tout en désapprouvant les projets d’ambition qui pourraient l’entraîner au-delà des limites de son autorité actuelle. On voit tout de suite quelle influence peut exercer une puissance placée dans une situation telle que la nôtre. Dans la conférence de Londres, quand nous plaidions pour la Belgique contre la Hollande, nous parlions, en quelque sorte, dans notre propre cause, et l’Angleterre, qui, vu sa situation géographique, se prétendait plus désintéressée que nous dans la question, exigeait, comme un gage de paix, notre adhésion définitive au traité qui réduisait le territoire de la Belgique. La France se trouve vis-à-vis de l’Angleterre, en Orient, dans la situation où se trouvait l’Angleterre vis-à-vis d’elle, lors des négociations de la conférence. Nous sommes les alliés fidèles de l’Angleterre, mais nous désirons avant tout la paix de l’Europe, et notre devoir est d’exiger de l’Angleterre qu’elle sacrifie à cette paix européenne, si chèrement achetée par nous, les ressentimens qu’elle peut avoir contre le gouvernement égyptien, comme nous avons sacrifié nos sympathies dans l’affaire de la Belgique. Le gouvernement français se serait donc conformé à une saine politique, à une politique consacrée dans l’alliance anglo-française par un antécédent mémorable, en refusant d’accepter la proposition que lui faisait le cabinet anglais, et qui consistait à combiner les deux