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DES CLASSES SOUFFRANTES.

du nombre des pauvres devient la préoccupation constante des hommes d’état et des philosophes anglais. En tête de la liste que M. de Gérando en a dressée, rayonne le nom de Shakspeare. Semblable au peintre qui étudie l’anatomie pour mieux traduire sur la toile la nature vivante, le peintre d’Othello et de Jules César apprenait, à dix-sept ans, le grand art de faire vivre les hommes sur la scène, en suivant jusque dans les entrailles de la société toutes les fibres de la passion. Dans un écrit publié en 1581 et réimprimé depuis[1], Shakspeare réclame une organisation du travail favorable aux classes souffrantes. Dans la foule des écrivains qui le suivent, nous remarquons Bacon, Locke, l’auteur de Robinson Crusoé et celui de Tom Jones. Vers la fin du dernier siècle, les travaux purement économiques de Smith et de son école, les recherches spéciales de sir Morton Eden, de Thomas Ruggles, de Malthus et de Chalmers sur la condition et les habitudes des pauvres ; les explorations entreprises par les philanthropes, à l’exemple du vénérable Howard, et surtout les enquêtes et discussions sans nombre qui ont occupé le parlement jusqu’à celles qui déterminèrent, en 1834, la refonte générale du système, ont produit une telle accumulation de matériaux, qu’elle est devenue pour le publiciste un sujet d’effroi. L’Allemagne, la Suisse et les Pays-Bas sont bien loin d’être restés dans l’indifférence sur ces mêmes matières. Dans les contrées catholiques, l’exercice de la charité est toujours resté une des fonctions du pouvoir religieux, naturellement ennemi des innovations et des théories ; les écrits spéciaux sur la dispensation des secours publics y sont rares, et ce n’est guère que par accident que la question a été traitée par les économistes de l’école italienne. Pour la France enfin, M. de Gérando cite parmi les plus anciens écrits ceux que l’abbé de Saint-Pierre a publiés, en 1721, sur la mendicité. Nous croyons toutefois que bien antérieurement nos hommes d’état s’étaient préoccupés des moyens de soulager le peuple. Mais sous le régime purement monarchique, on était plus frappé des inconvéniens de la publicité que de ses avantages. On trouvait dangereux que les docteurs délibérassent tout haut en présence du malade, et les consultations manuscrites, après avoir passé seulement par des mains prudentes, allaient grossir les archives, où on en trouverait plusieurs encore. Vers la fin du XVIIIe siècle, la sensibilité un peu théâtrale des philosophes se répandit dans une foule d’ouvrages sur les établissemens d’humanité. Un concours sur l’extinction de la mendicité, ouvert en 1777 par l’académie de Châlons-sur-Marne, donna lieu à plus de cent mémoires dont l’analyse a été publiée, et qu’on lirait encore avec fruit. Peu après, la polémique qui s’éleva sur l’utilité et le régime des hôpitaux nous valut des ouvrages qui, comme ceux de Tenon et de Cabanis, ont conservé de la célébrité. Vint enfin l’assemblée constituante, qui, voulant donner à l’exercice de

  1. Cet écrit a pour titre : Examen des réclamations faites par quelques-uns des compatriotes de nos jours, et il a été cité par Thomas Ruggles, dans son Histoire des Pauvres, lettre 18. — Notre Racine a fini comme avait commencé Shakspeare, par un mémoire fort remarquable, dit la tradition, mais malheureusement perdu, sur les causes et le remède de la misère du peuple.