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de les voir. Il y avait deux espèces de tabou, le tabou temporaire et le tabou permanent ; le tabou permanent ou sacré était inhérent à la chose déclarée tabou : ainsi, la personne du roi, celle des prêtres, la maison du roi, le lieu où il se baignait, les temples, les offrandes faites aux dieux, les sépultures royales, étaient toujours tabou. Peu à peu les prêtres et les chefs étendirent le tabou et en firent une spéculation ; certaines plumes, certains poissons devinrent tabou pour le peuple ; le roi et les principaux chefs seuls pouvaient porter ces plumes et manger ces poissons. L’infraction au tabou sacré ou permanent était presque toujours punie de mort ; des peines corporelles très sévères châtiaient ceux qui violaient le tabou temporaire.

Quelquefois les prêtres prononçaient un tabou général sur tout le pays, quelquefois sur un village, sur une maison ; le tabou interdisait l’usage tantôt d’une chose, tantôt d’une autre. Dans certains cas, le tabou défendait au peuple d’allumer des torches de kukui, de manger du poisson, des cocos, de pêcher, de sortir de l’enceinte des maisons, etc. ; dans d’autres, c’était un moyen d’approprier à l’usage exclusif des prêtres et des chefs une chose qui devenait rare ; souvent aussi, le but était de rendre présent à l’esprit des naturels le pouvoir des prêtres, en le leur faisant sentir jusque dans l’intérieur de leurs maisons. Le tabou pouvait donc être considéré comme un moyen employé par le plus fort pour imposer sa volonté au plus faible. Aussi, était-il descendu des chefs aux autres classes de la société ; les hommes avaient rendu mille choses tabou pour les femmes ; les cocos, certains poissons, les bananes, étaient tabou pour elles ; elles ne pouvaient rester dans l’appartement où mangeaient les hommes.

Tamea-Mea, comme je viens de le dire, rendit moins sévère la pénalité attachée à l’infraction du tabou ; mais ce ne fut que sous le règne de Rio-Rio que le tabou fut entièrement aboli. Les femmes surtout et le peuple recueillirent les fruits de cette réforme religieuse, due à l’influence que les missionnaires américains commençaient à exercer sur l’esprit des chefs du gouvernement. Cependant un cri d’horreur s’éleva dans toutes les îles, lorsque le grand prêtre lui-même proclama l’abolition du tabou : mais cette population, si douce et si facile à conduire, eut bientôt oublié ses dieux de bois ; elle renversa elle-même les idoles qu’elle avait si long-temps rougies de sang humain, et, suivant l’exemple des chefs, elle se prosterna en foule devant les autels du nouveau dieu. La régente Kaahou-Manou fut une des premières à embrasser le christianisme et favorisa de tout son pouvoir les efforts que firent les missionnaires pour établir et propager la religion chrétienne.

Ce fut peu de temps après cette époque, en 1827, je crois, que deux missionnaires catholiques, MM. Bachelot et Short, arrivèrent à Honolulu ; ils s’y établirent d’abord sans opposition, et, au dire de tous les habitans, leur conduite publique et privée fut toujours exemplaire. Doux, affables, humbles, se livrant sans ambition et sans arrière-pensée à leur œuvre de régénération, ils eurent bientôt fait un grand nombre de prosélytes. Les missionnaires protestans commencèrent alors à croire que la concurrence des missionnaires catholiques pouvait devenir dangereuse et prirent des mesures pour l’arrêter.