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dans le plus haut sens de cette expression, un miroir où l’expérience du passé se réfléchit pour l’avenir.

Ainsi tout se transforme et rien ne meurt, l’intelligence va à l’amour, l’amour à Dieu, le mal succombe au dénouement des choses, car il n’existe pas en soi.

On voit comme tout se lie et s’enchaîne dans Faust. La tragédie s’arrête ; le poème s’ouvre ; l’individu fait place à l’humanité. Tant de scènes charmantes, tant de détails heureux, mais bornés, se perdent dans l’infini du grand œuvre. L’inspiration de Goethe se transforme, mais sans rien perdre de sa vie première. À chaque pas, vous rencontrez des idées qui vous rappellent le passé. Les scènes qui vous ont charmé, vous les retrouvez l’une après l’autre, mais élargies, développées. C’est encore la scène de l’écolier, la nuit de Walpürgis, encore le galop sonore à travers la campagne[1]. Seulement ici l’ordre classique règne seul, le mouvement délibéré de la réflexion trempée de science tient lieu de la fantaisie instinctive. Hélène remplace Marguerite ; on dirait le cœur de Goethe qui se mire dans son cerveau.

Il en est de la poésie comme de l’architecture ; les monumens sublimes qui font sa gloire dans la postérité ne sont jamais l’œuvre d’un seul ; l’homme prédestiné ne paraît qu’à son jour, lorsque les efforts des siècles ont ouvert la carrière ou la mine. Quand Goethe est venu, les matériaux de son œuvre couvraient le sol de l’Allemagne ; toutes les pierres de cet édifice magnifique étaient là, immobiles et dormantes, les unes roses comme le granit des sphinx, les autres sombres et lugubres comme des blocs druidiques, celles-ci couvertes de mousse et de gramen rampant, celles-là transparentes et réfléchissant toutes les fantaisies du soleil dans leurs eaux limpides. C’est parce que les conditions de l’épopée sont à sa taille, que Goethe se décide à sacrifier ses instincts capricieux, ses sensations changeantes, et, qu’on me passe le mot, la subjectivité de sa nature pour entrer dans le cercle fatal où toute liberté s’abdique, et s’asseoir au milieu en Jupiter. C’est qu’en effet, nulle part la Muse n’a ses coudées moins franches, nulle part l’inspiration ne souscrit à des règles plus austères ; l’épopée, c’est le génie d’un homme qui se meut dans le génie d’un siècle. À vrai dire, il n’y a de liberté que pour les poètes du lac, de la prairie et de la montagne, pour les chantres mélodieux des intimes pensées ; ceux-là vont et viennent, montent

  1. Faust à cheval sur la croupe du centaure Chiron et courant les campagnes de Lemnos à la recherche d’Hélène, quel admirable pendant à la sombre cavalcade de la première partie, dont Cornélius a fait un si poétique dessin !