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GOETHE.

Des rudes sentiers de la terre.
Descendez tous dans ma paupière,
Petits, et mettez librement
Mes organes à votre usage
Pour contempler ce paysage.
(Il les prend en lui)[1].
Voici des arbres et des monts,
Voici des pics couverts de neige ;
Le torrent qui roule et s’abrège
Les âpres chemins par ses bonds.

les enfans bienheureux, du fond de son cerveau.

C’est beau ! mais quelle morne place !
Quel lieu sauvage et plein d’horreur !
Nous avons froid, nous avons peur
Bon père, oh ! laisse-nous, de grace,
Prendre notre vol dans l’espace.

pater seraphicus, leur donnant la volée.

Montez vers les plus hauts séjours,
Aux derniers cercles de lumière ;
Croissez à votre insu toujours,
Selon l’éternelle manière ;
Attirés plus haut, dans le bleu,
Par l’émanation de Dieu. ……

  1. Il s’est rencontré, au dernier siècle, un homme d’un grand fonds d’érudition et d’expérience qui rêvait tout éveillé des habitans des planètes et des étoiles. Il tenait commerce avec les esprits et parlait avec eux une langue idéale. Ceux-ci voyaient à travers ses yeux (car autrement, ainsi qu’il le dit lui-même, ils ne pourraient rien voir des choses de ce monde). Il sentait leur présence dans telle ou telle partie de son corps, principalement dans son cerveau. Il vécut trente ans de la sorte. Je veux parler d’Emmanuel Swedborg (qui reçut en 1719, avec des titres de noblesse, le nom de Swedenborg), fils d’un évêque suédois, et né en 1689. Dès son enfance, on disait déjà de lui qu’il causait avec les anges. Lui-même il a décrit l’état dans lequel il se trouvait au moment de ses visions. Il y en avait de trois espèces : la première (qu’on pourrait appeler la vision ordinaire, paisible), pendant laquelle il s’entretenait avec les esprits qui lui apparaissaient ou qui venaient se loger dans quelque partie de son corps ; la seconde, moins commune, pendant laquelle tous ses sens s’émouvaient progressivement jusqu’à l’enthousiasme prophétique ; la troisième enfin, la plus rare, lorsque, ravi par l’esprit, il traversait en un clin-d’œil avec la rapidité de l’éclair des sujets et des régions innombrables. Qui ne reconnaît dans cet illuminé du dernier siècle le type de ce personnage mystique de Goethe qui prend dans son cerveau les enfans de minuit et leur fait voir le monde qu’ils ignorent, à travers le miroir de ses yeux, puis leur donne la volée vers les limbes ? Symbole merveilleux de l’amour pur qui s’oublie lui-même, et dans son abnégation sublime s’efforce d’élever les autres !