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GOETHE.

Hélène. — Je sors en chancelant du vide qui m’entourait dans le vertige ; je voudrais bien encore m’abandonner au repos, mes membres sont si las ; mais il convient aux reines, il convient à tous les hommes de se fortifier et de reprendre courage, quel que soit l’évènement qui les menace.

Phorkyas. — Tu te tiens devant nous dans ta grandeur et ta beauté ; ton regard dit que tu as ordonné ; qu’ordonnes-tu ? Parle.

Hélène. — Qu’on répare le temps perdu en des querelles arrogantes, et qu’on se hâte d’accomplir le sacrifice commandé par le roi.

Phorkyas. — Tout est prêt dans la maison, la coupe, le trépied, la hache aiguë ; l’eau lustrale, l’encens, tout est prêt : désigne la victime.

Hélène. — Le roi ne l’a pas indiquée.

Phorkyas. — Il ne l’a pas dite, ô misère !

Hélène. — Quelle affliction s’empare de ton cœur ?

Phorkyas. — Reine, c’est toi-même !

Hélène. — Moi ?

Phorkyas. — Et celles-ci.

Le Chœur — Malheur et désespoir !

Phorkyas. — Tu tomberas sous la hache.

Hélène. — Affreux ! Mais je l’avais pressenti, malheureuse !

Phorkyas. — Cela me semble inévitable.

Le Chœur. — Hélas ! et nous, quel destin nous attend ?

Phorkyas. — Elle mourra d’une noble mort ; mais vous, au balcon élevé qui supporte le faîte du toit, comme les grives au piége de l’oiseleur, vous vous débattrez à la file. (Hélène et le chœur, dans l’attitude de la stupeur et de l’épouvante, forment un groupe harmonieusement disposé.)

Phorkyas. — Fantômes ! — Pareilles à des spectres immobiles, vous vous tenez là, effrayées de vous séparer du jour, qui ne vous appartient pas. Les hommes, ces spectres qui vous ressemblent, ne renoncent pas volontiers à la lumière auguste du soleil ; mais nulle voix n’intercède pour eux, nul pouvoir ne les sauve du destin. Ils le savent tous, et peu s’en accommodent. N’importe, vous êtes perdues. Ainsi, à l’œuvre ! (Elle frappe dans ses mains. Entrent des nains masqués, qui s’empressent d’exécuter ses ordres.) Ici, toi, monstre ténébreux, sphérique. Roulez de ce côté ; courage ! il y a du mal à faire ; place à l’autel aux cornes d’or. Que la hache étincelante soit déposée sur le bord d’argent ; emplissez d’eau les amphores pour laver l’affreuse souillure du sang noir, et déroulez sur la poussière le tapis précieux, afin que la victime s’agenouille royalement, et soit ensevelie, — la tête séparée, il est vrai, — mais le soit dignement.

La Coryphée. — La reine demeure pensive ; les jeunes filles s’inclinent, semblables au gazon moissonné. À moi l’aînée de toutes, il est de mon devoir sacré d’échanger la parole avec toi, doyenne antique. Tu as l’expérience et la sagesse ; tu parais aussi avoir la bienveillance, quoique cette folle troupe t’ait méconnue d’abord. C’est pourquoi, dis ce que tu crois possible encore pour le salut.