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que, car elle est la beauté pure. Où trouver en effet, dans le monde païen, une idée qui ne se soit confondue avec elle en un baiser de feu, sous les lauriers-roses de l’Eurotas, ou les voûtes du sanctuaire domestique ? On conçoit que la poésie moderne ait voulu porter la main sur ce corps suave que tant de lèvres immortelles ont touché. Si, dans la nuit classique de Walpürgis, le poète célèbre la fête des élémens, cet acte tout entier est consacré par lui au culte de la pure beauté, élément elle aussi, élément unique du monde de la pensée et de l’imagination. Supposez un instant que ce n’est point la véritable Hélène qui paraît devant vous, aussitôt l’allégorie perd tout son sens. Faust, le représentant du romantisme, ne doit en aucune façon se marier avec une ombre ; il lui faut pour compagne la beauté dans

    et persévérance, mais peu se passionnent pour elles. Ce n’est pas au moins, — quant à ce qui regarde l’observation des sentimens, les graces de la pensée, le soin curieux du détail, — que ces œuvres le cèdent en rien à d’autres. Ce qui leur manque, c’est la classification et l’ordre. Une forêt vierge n’est pas un sentier. Les intelligences oisives et modestes trouveraient là aussi la douce fleur de l’ame, mais cachée et perdue sous les grandes herbes qu’il faudrait séparer avec peine, et l’on s’explique comment il convient mieux à leur heureuse nonchalance d’aller respirer les pâles violettes dans le coin de terre isolé où Pétrarque et Novalis les ont plantées. — Une chose qui du premier abord glace la sympathie du lecteur, c’est l’ironie inexorable qui se manifeste dans ce livre sous toutes les formes. Goethe ne procède guère autrement ; génie essentiellement profond et varié, il voit d’un coup d’œil infaillible les tendances du moment, et trouve dans la fécondité de sa nature généreuse de quoi y satisfaire. Mais l’imitation suit le génie, comme son ombre ; la voie ouverte, tous s’y précipitent au hasard, et c’est alors un plaisir de dieu pour le vieillard que de comprimer tout d’un coup ces élans effrénés par un éclat de rire inextinguible. Goethe fait un peu, autour du troupeau littéraire de son temps, l’office du chien de berger : dès que les moutons se débandent et vont dévastant le beau pâturage que leur a découvert la sagacité du maître, le vieux gardien attentif se lance après eux, d’un bond dépasse les plus hardis, et les ramène à l’étable en leur mordant l’oreille jusqu’au sang. Je citerai, à l’appui de ce que j’avance, dans la première partie de Faust, l’intermède tout entier des Noces d’or d’Obéron et de Titania (Oberon’s und Titania’s goldne Hochzeit), et dans la seconde, ces allusions de toute sorte et ces passages satiriques où certaines idées, fort en honneur dans un passé encore très près de nous, ne sont guère plus épargnées que les faiblesses de Nicolaï et de ses contemporains dans les scènes du Brocken. — Voici en quels termes Goethe parle de l’accueil fait à sa création d’Hélène dans certaines capitales de l’Europe : « Je sais maintenant comment on a salué Hélène à Édimbourg, à Paris, à Moscou ; peut-être n’est-il pas sans intérêt de connaître, à ce propos, trois façons de penser tout-à-fait opposées. L’Écossais cherche à pénétrer dans l’œuvre, le Français à la comprendre, le Russe à se l’approprier. Il ne serait pas impossible qu’on trouvât ces trois facultés réunies chez le lecteur allemand. » (Goethe an Zelter, 20 mai 1828 ; Briefwechsel, Th. V, S. 44.)