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avec une remarquable lucidité, la forme et l’esprit même du gouvernement des sultans, M. Ranke traite en détail de l’administration de l’empire par les visirs et les magistrats subalternes, de l’influence des femmes, et surtout du sérail, des milices, des janissaires. Fondé par la guerre, l’empire ottoman avait besoin de la guerre pour durer et grandir ; mais quand Sélim eut ouvert la série des sultans fainéans, quand on eut méconnu la loi sainte qui enjoignait à tout maître nouveau de tenter une entreprise éclatante, alors l’affaiblissement arriva pour tous, l’état, le chef et les sujets, ou plutôt les esclaves. La corruption descendit du sultan au visir, et gagna rapidement les janissaires eux-mêmes : ces redoutables soldats qui avaient si long-temps vécu comme des moines, chastement, sobrement, subirent l’influence des femmes, et tournèrent contre le souverain dégradé l’activité qu’ils avaient jusque-là dépensée sur le champ de bataille. Leur courage s’éteignit faute d’alimens, et les mêmes hommes qui n’avaient jamais fui, tombèrent à un tel degré de lâcheté, qu’ils fermaient les yeux et détournaient la tête en mettant le feu à leurs mousquets.

C’est ainsi, dans les détails de l’organisation administrative, dans l’étude rigoureuse des faits, que M. Ranke cherche le point de départ de ses aperçus historiques. On pourrait demander plus de fermeté et d’étendue à ses conclusions, plus de rigueur et d’élévation à sa philosophie ; mais on ne saurait rendre trop de justice à son exactitude, à la sage disposition de son travail, à sa méthode contenue et sévère. L’Histoire, de la monarchie espagnole présente les mêmes imperfections, mais aussi, et à un degré plus élevé peut-être, les mêmes qualités durables que l’Histoire des Osmanlis. La science s’est occupée déjà tant de fois de Charles-Quint et de Philippe II, qu’il semble difficile d’exciter, à propos de ces noms illustres, un intérêt soutenu, tout en restant dans la sphère des recherches positives. Cependant M. Ranke a su rendre à son sujet l’attrait inattendu de la nouveauté. Il s’est attaché bien moins à faire connaître la situation de la monarchie espagnole à l’égard de l’Europe, que la lutte soutenue, dans le sein même de cette monarchie, par le pouvoir souverain contre les intérêts si divisés des provinces, et leur résistance à la formation d’une unité nationale. M. Ranke traite tour à tour des rois, et ces rois sont Charles-Quint et Philippe II, des ministres, des états et de l’administration, de la noblesse, du clergé, des villes, des finances, et des revenus de l’Amérique. Il suit dans ses replis infinis la politique profonde de la maison de Hapsbourg, et la montre s’appuyant sur l’inquisition, pour enlever, sous le prétexte de la foi, aux riches leurs richesses, aux grands leur autorité, triomphant d’une nation par une autre, et profitant des sympathies comme des haines pour retenir sous un même sceptre les provinces espagnoles qui furent des royaumes, et les royaumes déchus tombés au rang de provinces conquises. L’Histoire de la papauté avait assuré déjà à M. Ranke, à côté de Heeren, une place élevée parmi les écrivains de l’Allemagne. Ce nouveau travail, qui est une seconde partie de l’Histoire des princes et des peuples de l’Europe méridionale au seizième et au dix-septième siècle, sera justement compris dans le nombre, déjà bien restreint