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POÈTES ET ROMANCIER DU NORD.

nos mains a perdu son pouvoir ; la coupe d’or où nos lèvres altérées buvaient à longs traits un céleste breuvage, s’est brisée avant que d’être vide ; la muse s’est enfuie. Oh ! ne valait-il pas mieux nous agenouiller devant elle comme les jongleurs de Finlande, cacher nos blessures sous ses ailes et donner à nos soupirs l’accent harmonieux de ses chansons ?

Les prêtres s’efforcèrent de détourner l’esprit du peuple de cette croyance aveugle au pouvoir des sorciers ; mais le christianisme, en déracinant quelques-unes des anciennes pratiques, en amena d’autres qui dégénérèrent bientôt aussi en superstitions. On vit se former çà et là des sectes religieuses, qui, par un zèle exagéré ou une fausse interprétation des textes, outraient ou dénaturaient les préceptes les plus simples de l’Évangile. L’une, entre autres, devint célèbre par l’audace et l’impudente obstination de son chef. Cet homme s’appelait Wallenberg ; c’était un pauvre ouvrier qui, après avoir échoué dans diverses spéculations, s’avisa de se faire prophète. Il commença par s’établir dans une maison dont le maître était absent, séduisit les deux femmes qui l’habitaient, et choisit la plus jeune pour sa fiancée céleste. Là il attirait à lui les paysans des environs et leur prêchait une étrange doctrine. Le christianisme n’était, selon lui, qu’un dogme vicié. Dieu avait bien réellement envoyé son fils sur la terre pour sauver le genre humain ; mais le Christ n’avait pas rempli sa mission, et le Père éternel venait de lui retirer sa confiance, pour la donner sans restriction à Wallenberg. Un jour, le nouveau prophète et ses disciples devaient s’asseoir sur un trône éclatant dans le ciel et présider aux destinées humaines. Tandis qu’il expliquait ainsi son éternel apostolat, il fut surpris par une visite qui s’accordait fort peu avec ses sublimes conceptions. C’était celle de sa femme, qu’il avait abandonnée dans une pauvre cabane avec ses six enfans, et qui venait le conjurer de reprendre sa bêche et son sarreau de paysan. Mais le puissant Wallenberg la menaça, si elle ne s’éloignait, de la changer en statue de sel, comme la femme de Loth ; la malheureuse eut peur, et l’élu de Dieu se rejeta dans les bras de sa fiancée céleste. Un autre danger le menaçait encore : le propriétaire de la maison où il enseignait sa doctrine, de retour parmi les siens, s’était rangé au nombre de ses prosélytes ; mais il entretenait à lui seul le prophète, il voyait chaque jour son cellier se dégarnir et son troupeau diminuer ; il commençait à trouver que Dieu négligeait singulièrement la fortune de son apôtre. Mais Wallenberg le rassura en lui disant qu’il avait le pouvoir de faire d’un os desséché une vache