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LES VICTIMES DE BOILEAU.

ctères principaux de son époque, non dans des cadres séparés, œuvre trop facile, mais dans un petit roman dont nous ne possédons que la première partie. Le pédant, l’Allemand, l’Italien, le débauché, l’homme du monde, le voluptueux, se jouent dans cette œuvre charmante avec une facilité et une vérité dignes de Lesage. Au moment même, où ses contemporains admiraient le travestissement burlesque et l’idéalisation extravagante, il dessinait les originaux d’après nature et copiait la réalité.

On a donc été très injuste en oubliant son rare mérite. C’est que, parmi nous, il ne suffit pas de prouver son talent, ni même de le rendre utile. Le caractère français veut des œuvres achevées ; il les exige sous une certaine forme, qui produise illusion et qui paraisse complète ; il aime mieux beaucoup d’alliage, avec une apparence d’ensemble, de poids et de gravité. Sa légèreté se contente de cette soumission à la règle. Faire jaillir de sa pensée, comme d’un fer brûlant, des étincelles éblouissantes, ne laisser après soi que des parcelles d’or pur, c’est perdre sa gloire, s’exposer à n’avoir point de juges, et blesser l’humeur nationale. Théophile semble n’avoir rien produit, parce qu’il n’a rien concentré, rien coordonné. Ce roman dont j’ai parlé tout à l’heure est sans titre et n’est pas achevé ; aussi ne le lit-on pas.

Il y a, dans ce charmant récit, un certain pédant, Sidias, peint de main de maître. Il en vient aux coups de poing avec Clitiphon, sur la question si odor in pomo est la même chose que ex pomo. Comme le pédant a été impertinent dans la dispute, on veut qu’il se batte en duel : — « Il nia que ce fust un desmenty, et dit qu’il sçavoit mieux le respect qu’il devoit à Pallas pour traicter si outrageusement son nourrisson ; qu’il n’avoit dit rien sinon qu’il estoit faux, que odor in pomo fust autre chose qu’accident, et qu’il estoit résolu de mourir sur cette opinion. — On nous avoit appresté à desjeuner en une salle basse, où il y avoit desjà des Allemands et des Italiens, qui mangeoient à divers écots ; les Allemands estoient à la main droite, et les Italiens à la gauche. Nostre table estoit au milieu. Sidias, qui n’y pensoit plus, s’approche de la table de ces Allemands ; et, comme il estoit fort étourdi, et toujours curieux sans dessein, ayant considéré tous les visages et leurs habillemens, il leur fait un petit sourire, en les saluant de la teste sans oster son chapeau : Quantum, dit-il, ex vultu et ex amictu licet conjicere, ego vos exoticos puto ! Ces messieurs du septentrion qui, d’une gravité froidement nonchalante, rebutent d’abord les plus eschauffez, ne daignèrent pas