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REVUE DES DEUX MONDES.

Il n’a jamais trop affecté
Ni les biens, ni la pauvreté.
Il n’est ni serviteur, ni maître,
Il n’est rien que ce qu’il veut être.

Ainsi l’on retrouve, nette et précise, cette filiation de l’épicuréisme en France : de Lucile Vanini à Geoffroy Vallée, brûlé en place de Grève, de ce dernier à Vallée Desbarreaux (son petit-neveu), puis à Théophile Viaud ; de Théophile à Lhuillier, père de Chapelle, et de là jusqu’à Molière, Ninon, Gassendi, Locke, Saint-Évremont, puis jusqu’à Fontenelle, Voltaire et aux philosophes du XVIIIe siècle ? Cette généalogie est évidente, les noms qui la composent font toujours partie de la même société, et traversent l’histoire comme un seul bataillon. Panat reçoit les leçons de Vanini et protége ensuite Théophile. Le neveu de Vallée devient disciple de Viaud. Le philosophe Gassendi est l’ami de l’enfant bâtard de Lhuillier. Ces filons d’opinions qui se propagent et se transmettent à travers l’histoire, en sont pour ainsi dire les fibres secrètes ; on ne les a pas encore analysées.

Voltaire a donc eu tort de présenter Théophile comme un gentilhomme étourdi, ami de la bonne chère. Voltaire n’avait pas lu celui dont il parlait. Une douzaine de libres esprits formaient le corps d’armée des libertins, et Théophile se constituait, comme l’a dit Balzac, leur législateur. Le jeune Desbarreaux, imagination incertaine et fougueuse, se révoltait de temps à autre contre le maître, et Théophile s’en plaint dans une lettre éloquente, adressée à Lhuillier : il accuse « l’imprudent jeune homme de lui opposer encore de vieux dictons philosophiques, » qu’il soutient avec une arrogance insupportable. « Que m’importent (s’écrie-t-il en très bon latin) les opinions de tous les anciens ? Ils ont pu s’enquérir de la nature des choses et de la création du monde ; mais jamais on n’eut aucune certitude à cet égard. Ce sont des amusettes d’école et des impostures de pédagogues mercenaires. Les hommes n’en deviendront jamais ni plus courageux, ni meilleurs… Dites donc à Vallée qu’il se débarrasse tout-à-fait des langes d’une science adultère ; qu’il ne songe qu’à vivre en paix (quod quietem spectat, id solum curet); qu’il prenne soin de son corps et de son ame, et qu’il ne vienne plus me rompre les oreilles de ses argumens répétés dans l’ivresse et d’une voix chevrotante[1]. »

  1. « Vallæus noster (qui fuit olim meus) plus quam par est sibi licere putat, et intempestivam ni fallor superbiam captat… insurgit nonnunquam in verba et vultus mens, adeò petulanter, ut impudentem se fateri aut inimicum profiteri necesse sit.