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REVUE DES DEUX MONDES.

Ici, jamais notre œil ne désira la terre,
Ny sans quelque dédain ne regarda les cieux.

Agréables beautés pour qui l’amour soupire,
Esprouvez avec nous un si joyeux destin ;
Et nous dirons partout que plus rare navire
Ne fut jamais chargé d’un plus riche butin.

Tout souriait à l’auteur de ces jolis vers. Les plus spirituels le recherchaient ; les plus nobles et les plus puissans le comptaient ; le duc de Montmorency l’avait admis à son intimité ; ses saillies faisaient valoir la dignité ferme avec laquelle il soutenait à la cour le rôle difficile de poète gentilhomme ; il avait renom de bravoure, de génie et de délicatesse dans les procédés ; il ne souffrait pas une injure et n’en faisait pas.

Dans cette prospérité et cette considération générales, Théophile, abusant d’une fortune qu’il aurait dû ménager, s’avisa de vouloir établir le règne de la liberté de l’esprit. Non content de pratiquer un épicuréisme modéré, il le réduisit en système ; là commençait le péril. La société qui se débrouillait à grand’peine ne manquait pas de gens incertains et inquiets. Théophile avait la réputation d’être libertin, c’est-à-dire « libre penseur ; » il passa bientôt pour le chef des impies. Ses dogmes, s’il en avait, se réduisaient à la pratique d’une vie commode et habile, autrefois prêchée par Montaigne ; ils n’étaient assurément pas très coupables ; et ses actions valaient celles de Cinq Mars, de Bassompierre ou de Luynes. Il avait, de plus que ces mauvais sujets, une force de raisonnement et de jugement très rares, et le talent d’écrire en prose avec chaleur et fermeté, en vers avec énergie et concision. Les passions catholiques et populaires, qui avaient déjà signalé Théophile comme un ennemi public, redoublèrent de vigilance. On savait que les voluptueux, dans leurs festins nocturnes, agitaient des questions de philosophie et de théologie. Le maître y soutenait ses théories favorites, résumées en vers un peu durs :

Je crois que les destins ne font naître personne,
En l’état des mortels, qui n’ait l’ame assez bonne,
Mais on veut la corrompre ; et le céleste feu,
Qui luit dans la raison ne nous dure que peu.
Car l’imitation rompt notre bonne trame,
Et toujours chez autruy fait demeurer nostre ame.
Je pense que chacun aurait assez d’esprit,