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royale, il ne craignait pas de déroger, en croisant pendant des heures entières le fer avec eux.

C’est ainsi que, livré exclusivement à ses passions capricieuses, il abandonne le soin du gouvernement à sa belle-sœur Kinao. Celle-ci, comme je l’ai déjà dit, est complètement sous l’influence des missionnaires, et ce sont eux qui gouvernent sous son nom. Les missionnaires, cependant, ne sont pas complètement rassurés sur la durée de leur domination, et l’opposition qui s’est élevée contre eux, parmi les étrangers, ne laisse pas de les inquiéter. Le roi lui-même et sa cour sont en inimitié ouverte avec eux. C’est avec peine que Kauikeaouli se soumet extérieurement à leurs règlemens de religion et de police, et le plus souvent il en secoue le joug ; mais ses velléités d’indépendance ne vont pas jusqu’à la résolution de voir clair dans les affaires de l’état ; c’est sa conduite personnelle seule qu’il cherche à soustraire à l’investigation et à la censure des missionnaires. Aussi y a-t-il aujourd’hui comme un pacte tacite entre les missionnaires et lui ; il a été, pour ainsi dire, convenu entre eux qu’il ne se mêlerait pas du gouvernement, à condition que la censure évangélique ne franchirait jamais le seuil de son palais. En conséquence, Kauikeaouli passe toutes ses soirées au billard public, jouant et buvant avec le premier venu, et cependant il ne faudrait, je crois, qu’une bonne direction pour faire sortir de ce diamant, brut encore, quelques jets de lumière.

Nous pûmes nous apercevoir de l’antipathie que Kauikeaouli a conçue contre les missionnaires, lors de notre fête champêtre au Pari. Un missionnaire et sa femme, venant de l’autre partie de l’île et allant à Honolulu, arrivèrent au Pari au moment où nous allions nous mettre à table. Kauikeaouli les salua à peine et leur tourna le dos. On remarquait néanmoins chez le roi un peu d’embarras, car un louaou avait toujours été jusque-là un rendez-vous de débauche, et celui qu’on donna en notre honneur peut-être est le premier qui se soit passé sans qu’on ait vu la plupart des convives dans un état complet d’ivresse. Quand le missionnaire continua sa route et disparut derrière le premier angle de la montagne, le roi parut soulagé d’un grand fardeau, et sa gaieté naturelle prit le dessus.


Adolphe Barrot.
(La seconde partie au prochain no.)