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par la médecine sur le pauvre patient, que Tamea-Mea se décidait à avaler sa part. Or, Marini était loin lui-même d’avoir confiance dans les talens pharmaceutiques du docteur Rives, qui n’était, il le savait bien, rien moins que médecin ; il dut souhaiter la guérison de Tamea-Mea aussi vivement que Tamea-Mea lui-même, et jamais peut-être courtisan ne désira à son roi une bonne santé aussi sincèrement que le pauvre Marini.

Mais il lui arriva une autre aventure bien plus tragique. Tamea-Mea lui ordonna un jour de couper la tête d’un prisonnier, et Marini fut obligé d’obéir, employant pour cela une scie de charpentier. Quelqu’un voulut savoir si cette anecdote était vraie, et lui en parla ; un frisson sembla parcourir tout le corps de l’Espagnol. « Hélas ! dit-il dans son mauvais anglais, que pouvais-je faire ? Si je n’avais pas coupé la tête du prisonnier, le prisonnier aurait coupé la mienne. Il vaut mieux manger la tête du loup que d’en être mangé. »

Cependant Tamea-Mea n’était pas naturellement cruel. Ce fut lui qui abolit l’usage, établi de temps immémorial, d’égorger les prisonniers après le combat. Ceux qui, par inadvertance ou par ignorance, entraient dans un lieu tabou ou sacré, étaient punis de mort ; il abolit également cette horrible coutume.

Du reste, Marini a vécu, nous dit-il, fort heureux aux îles Sandwich. Il y a eu cinquante-deux enfans ; mais je suppose qu’il n’était pas aussi partisan de la monogamie que le bon vicaire de Goldsmith. Je lui demandai s’il avait l’espoir ou l’idée de retourner en Europe : « Dieu seul le sait, me répondit-il ; je désirerais bien revoir mon pays, mais tous mes parens sont sans doute morts, je n’y retrouverais plus un seul ami ; puis, d’ailleurs, je suis habitué à ce pays-ci, j’y vis heureux et tranquille. J’ai soixante-cinq ans, il serait trop tard pour prendre de nouvelles habitudes. Ce pays était bien beau quand j’y suis arrivé, nous dit-il, alors c’était le bon temps pour les Européens ; les mœurs y étaient simples et naïves, les étrangers y étaient respectés. Aujourd’hui on ne sait plus ce que c’est, les hommes sauvages sont devenus civilisés, et les hommes civilisés sont devenus sauvages : je ne m’y reconnais plus. Les missionnaires ont tout gâté, ajouta-t-il en baissant la voix et en regardant à droite et à gauche pour voir s’il ne pouvait être entendu, ils ont changé le caractère de la population, ils nous ont apporté le cagotisme et l’hypocrisie que nous ne connaissions pas. » Puis, craignant peut-être d’en avoir trop dit, il ajouta : « Mais sans doute leurs institutions sont bonnes, ils ont cru bien faire. »

Je causai long-temps avec ce brave homme ; sa conversation m’intéressait. Il a vu naître la civilisation aux îles Sandwich, il l’a vue se développer chaque jour jusqu’au point où elle est arrivée aujourd’hui ; il a vécu long-temps dans ce pays, libre et heureux, sans autre contrainte que celle qui est imposée à tous les hommes par la loi naturelle et par l’instinct du bien et du mal. Quelques incidens désagréables ont à peine fait ombre dans sa vie. Aujourd’hui, il voit une religion qui n’est pas la sienne envahir le pays, le gouverner, le soumettre à ses exigences ; lui-même ne peut pas sortir du cercle étroit qu’elle trace autour de la population ; il regrette cette liberté de conscience et de culte dont il