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grande ombre, le bruit des brisans sur la côte, nous annoncèrent que nous étions près de terre ; nous virâmes de bord, et, au point du jour, nous nous trouvâmes à dix ou douze lieues de l’île d’Owhyhee ; nous aperçûmes devant nous le Mouna-Roa s’élevant par une pente presque insensible, et nous nous étonnâmes, nous regrettâmes même de ne pas le trouver plus élevé. Vous verrez bientôt que nous avions mal jugé les difficultés qui nous attendaient.

Toute la journée nous eûmes du calme ou des vents tellement faibles, que nous ne pûmes approcher de la côte ; ce ne fut que le lendemain, 1er  octobre, que nous atterrîmes.

La journée du 29 septembre ne se passa pas, cependant, sans offrir quelque satisfaction à notre curiosité ; nous vîmes approcher de nous une pirogue montée par quatre sauvages. Nous étions à quatre ou cinq lieues de terre ; il fallait que, de leur côté, ils fussent poussés par un bien vif désir de nous voir, pour avoir entrepris un si long voyage sur une si faible embarcation ; nous les distinguions, nus et la tête couronnée de feuillages. C’était le premier spécimen de l’homme à l’état sauvage que la plupart d’entre nous eussent aperçu ; aussi concevra-t-on facilement quel fut notre désappointement lorsque nous vîmes qu’au lieu d’incliner notre route vers eux, nous marchions, fiers et superbes, presque sans daigner leur jeter un regard. J’eus pitié de ces pauvres gens ; le navire passa à cent toises de leur pirogue ; les bras leur en tombèrent ; ils s’arrêtèrent un instant, essuyant du revers de leurs mains la sueur qui ruisselait de leurs fronts ; puis, à mesure que le navire s’éloignait, nous pûmes les voir nous faisant des signaux avec leurs pagayes : était-ce en signe d’amitié ? était-ce un signe de reproche ? ils reprirent enfin leur route vers le rivage, sur lequel nous distinguions, à l’aide de nos longues-vues, quelques cabanes au milieu d’un bois de cocotiers.

Le lendemain, nous fûmes plus que dédommagés. À mesure que nous approchions du rivage, nous vîmes une multitude innombrable de pirogues se diriger vers nous, et, en moins d’une heure, le pont de la Bonite fut couvert d’insulaires. Les premiers hésitèrent à monter ; mais bientôt ils s’enhardirent de telle sorte, qu’on fut obligé de placer des sentinelles aux échelles afin d’éviter une invasion complète. Presque tous étaient nus ; autour des reins seulement ils portaient une espèce de ceinture appelée maro ; quelques-uns, les vieillards principalement, étaient tatoués ; plusieurs portaient leur nom écrit en grandes lettres sur les bras ou sur la poitrine. Il nous fut aisé de nous apercevoir qu’ils commençaient à s’habituer à la vue des Européens ; c’était surtout dans les marchés qu’ils cherchaient à faire avec nous que nous pouvions voir que des hommes civilisés avaient passé par là : tala, tala (dollar, piastre) était ce qu’ils nous demandaient le plus généralement. En échange de coquilles, de poules, de cochons, etc., qu’ils nous apportaient, ils ne voulaient que de l’argent ou des vêtemens ; et certes, à voir avec quelle fierté marchait, au milieu de ses compagnons, celui qui se trouvait l’heureux possesseur d’un gilet, d’une chemise ou de n’importe quelle partie de l’habillement européen, nous concevions aisément le prix qu’ils y attachaient.