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destinées, des grands contrastes, des grands tableaux. Le sphinx oriental accroupi dans la solitude des déserts du vieux monde, la végétation désordonnée des forêts primitives, les songes ouvrant doucement leurs portes dorées pour laisser apparaître les syrènes voluptueusement assoupies de la vie italienne et les vagues ondines de la poésie allemande, Rome et les maremmes, les civilisations et les systèmes qui s’entrechoquent et tombent, l’aspiration d’un avenir meilleur, le spectacle éternel de la vie dans la mort, c’est là surtout ce qu’on retrouve dans la prose forte et colorée de M. Quinet.

Dans les morceaux qui se rapportent aux dates les moins récentes, M. Quinet est séduit par les brillantes synthèses. Quelquefois l’idée générale qu’il énonce est vraie au fond, mais devient douteuse parce qu’il la mène brusquement à toutes ses limites, à ses extrémités les plus reculées, et, pour ainsi dire, aux sommités particulières des moindres détails. Quelquefois aussi M. Quinet prend pour des résultats déjà absolus et sûrs ce qui n’est encore qu’en germe, et, par ses transitions rapides, il tient peu de compte du travail lent des esprits, de leur morcellement successif et de cette espèce d’incubation intellectuelle que les idées doivent subir avant de se produire dans les sociétés. Mais si, dans quelques-uns de ces morceaux écrits de 1830 à 1834, M. Quinet faisait une part un peu large à l’humanité ; si l’auteur poétique d’Ahasvérus reparaissait un peu trop dans le critique ; si enfin il donnait aux poètes des conseils humanitaires, des conseils dont a trop profité M. de Lamartine, un merveilleux bon sens, au milieu de ces hasards de pensées, présageait déjà chez M. Quinet cette voie sérieuse, plus contenue, plus vraie, qu’il a suivie avec éclat dans son article sur la philosophie allemande, et dans son travail si élevé et si éloquent sur le livre du docteur Strauss. Les hypothèses de Wolf et de Niebuhr étaient admirées, mais souvent contredites ; Vico était appelé un titan qui agite sur leurs gonds d’ivoire les portes des songes, et il était dit que les vertus cosmopolites dispensent le plus souvent de la pratique. La terminologie volontairement obscure de la philosophie allemande n’avait pas non plus séduit M. Quinet, et, plus que personne, il s’était moqué de ces abstractions béantes et creuses, de ces chimères sur le concret et le subjectif, tenture pédante et scolastique jetée sur le vide de la pensée.

Les deux volumes publiés par M. Quinet, et qui contiennent ses études sur l’Allemagne et l’Italie, ses notables travaux sur les épopées, et divers articles d’art et de philosophie, sont un nouveau titre littéraire ajouté aux titres déjà nombreux de l’auteur d’Ahasvérus. Après la poésie ardente des débuts, M. Quinet devait rentrer dans les routes purement rationnelles : c’est là qu’il est à cette heure, et que de nouveaux et plus sûrs succès l’attendent. L’enseignement qu’on lui a confié à la Faculté des Lettres de Lyon, et où son talent de parole, qu’on dit très remarquable, attire un concours croissant, ne le détournera pas sans doute de ses travaux littéraires, et, pour gagner un bon professeur, nous ne voudrions pas perdre un grand écrivain. D’ailleurs la place de M. Quinet n’est pas à Lyon ; le ministre de l’instruction publique le comprendra sans doute. M. Villemain professait tout récemment encore, nous le