Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/226

Cette page a été validée par deux contributeurs.
222
REVUE DES DEUX MONDES.

la filature française, dont le sort est comme lié au sien : il la devance, il la dirige ; on pourrait dire qu’il la porte tout entière dans ses flancs. Mais quand on considère le nombre et surtout l’habileté rare des ouvriers qu’il occupe, l’activité surprenante et la capacité de l’homme qui le dirige, la grandeur même des bâtimens et leur belle ordonnance, enfin l’admirable entente des travaux, on est obligé d’ajouter que c’est une création d’un ordre supérieur, digne de servir de modèle à nos industriels de toutes les classes. Un tel établissement honore le pays, et la France peut le montrer avec orgueil. Il est certain que, dans cette spécialité, l’Angleterre n’offre rien qu’on puisse lui comparer. Avions-nous tort de dire, dans la première partie de ce travail, que nous aurions un troisième nom à ajouter aux beaux noms de MM. de Girard et Marshall[1] ?

L’industrie qui voit marcher à sa tête un établissement pareil, mérite déjà d’être comptée. Si son développement actuel est encore faible, elle est au moins douée, autant qu’aucune autre, de la faculté d’accroissement. En ce moment, l’établissement de M. Decoster livre régulièrement à l’industrie française de 1,800 à 2,000 broches par mois ; mais sa puissance de production est plus grande. Du jour au lendemain, si la demande était pressante, il pourrait l’élever jusqu’à 3,000 broches, et cela, sans nuire en rien à la production des pièces et des machines accessoires, qui marche toujours concurremment. Il y a même, à côté de l’établissement principal, un terrain réservé, sur lequel il pourrait s’étendre au besoin, de manière à porter la production au double ; et l’on peut juger, par tout ce qui précède, que cet accroissement ne se ferait pas long-temps attendre, si la situation des choses le réclamait. Il faut bien aussi tenir compte des travaux annoncés par d’autres constructeurs ; car, bien que ces derniers n’aient encore rien produit, et qu’ils n’aient figuré qu’à l’exposition, avec des machines fabriquées tout exprès pour elle, il est permis d’espérer qu’on les verra bientôt réaliser quelques-unes des promesses qu’ils ont faites depuis long-temps.

Les choses étant en cet état, on ne voit guère ce qui pourrait arrêter notre industrie dans son essor. La voilà, quant à la puissance de production, pour le moins égale à l’industrie anglaise. Ses machines sont aussi bonnes : elles seront meilleures quand elle aura le bon esprit de se contenter de celles qui se fabriquent en France, et qu’elle aura appris à les choisir. Il est vrai qu’elle aura bien encore à essuyer dans ses débuts certains embarras, causés par l’inexpérience des fabricans autant que par l’inhabileté des ouvriers ; mais ces embarras ne seront ni aussi nombreux ni aussi graves qu’on l’imagine. La filature mécanique n’est pas, au fond, d’une pratique fort difficile ; les machines sont si bien entendues et si parfaites, qu’elles travaillent seules, pour ainsi dire, et ne demandent à l’homme qu’une surveillance et des soins peu compliqués. Quelques opérations en bien petit nombre exigent de la part de

  1. M. John Marshall, qui tient aujourd’hui le premier rang parmi les filateurs de Leeds, est le fils et le successeur de celui dont nous parlons.