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tion de la bière et des eaux-de-vie de grains, dont il se fait en Angleterre une si prodigieuse consommation. Ce sont ensuite les pâturages pour les moutons, les prairies artificielles, et certaines plantes sarclées : toutes cultures qui laissent reposer l’homme, et qui, à des degrés divers, s’exécutent avec un petit nombre de bras. À côté de ces cultures la France a ses nombreux vignobles, qui demandent des travaux répétés et des soins assidus ; elle a ses champs immenses de lin et de chanvre, qui appellent la main de l’homme dans tous les temps ; et outre que ces deux cultures exigent plus de travaux que les autres, elles sont suivies chacune, après la récolte, d’autres travaux de préparation qui s’exécutent encore sur les champs. Voilà ce qui explique l’étrange disparité qui se remarque dans la constitution sociale des deux pays. Mais parmi les causes qui contribuent le plus à fixer dans les campagnes une si grande partie de la population française, il faut compter au premier rang l’immense développement du filage et du tissage manuels. C’est dans ces deux branches d’industrie, surajoutées aux travaux agricoles, que tant d’hommes trouvent leur subsistance. Vienne le moment où ces deux sources d’entretien auront tari, il faudra bien qu’une partie de cette population exubérante aille refluer dans les cités.

Un autre changement non moins remarquable se prépare dans la division de la propriété. En effet, l’existence dans les campagnes de cette double industrie du filage et du tissage à la main n’a pas été sans influence sur cet extrême morcellement des propriétés que tant d’hommes éclairés déplorent. Nous ne sommes pas bien convaincu, à vrai dire, que ce morcellement porte avec lui tous les inconvéniens que l’on signale : peut-être s’adapte-t-il assez bien à l’organisation sociale de la France, et répond-il mieux qu’un autre système à ses besoins, sauf pourtant les cas où il se heurte pour ainsi dire contre des lois qui ne l’ont point prévu. Mais il est clair qu’il cessera quand il aura perdu sa raison d’être. Dans les provinces où l’industrie linière est en honneur, la possession d’un hectare de terre suffit pour assurer à toute une famille, avec l’indépendance, la satisfaction de ses premiers besoins. Dans la maison, les femmes filent et les hommes tissent : c’est ce travail exécuté près du foyer qui procure le fonds de leur subsistance commune ; puis, quand le soin de leur petite propriété les réclame, libres qu’ils sont de disposer de leurs heures, ils vont ensemble vaquer à d’autres travaux sur les champs. Du jour où l’industrie linière se sera retirée dans les manufactures, ces existences seront mutilées ; il s’y fera comme un vide ; l’exploitation de ces petites propriétés ne suffira plus pour les remplir. Que si les membres de la famille vont chercher eux-mêmes dans les manufactures l’équivalent de l’occupation domestique qu’ils auront perdue, enchaînés désormais par la règle invariable d’un travail quotidien, ils n’auront plus le loisir de donner à leur propriété les soins qui lui sont dus. Force sera d’y renoncer. Ainsi, toutes ces propriétés parcellaires s’évanouiront pour aller se fondre dans les grandes : changement regrettable peut-être, si l’on devait regretter ce que le progrès naturel des temps a détruit.