Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/164

Cette page a été validée par deux contributeurs.
160
REVUE DES DEUX MONDES.

création divine. Tu naquis douée de toutes les facultés, de toutes les vertus, de toutes les graces, et l’on te méconnaît ! l’on te calomnie !…

GABRIELLE.

Que t’importe ? Laisse passer ces orages ; nos têtes sont à l’abri sous l’égide sainte de l’amour. Je m’efforcerai d’ailleurs de les conjurer. Peut-être ai-je eu des torts. J’aurais pu montrer plus de condescendance pour des exigences insignifiantes en elles-mêmes. Nos parties de chasse déplaisent, je puis bien m’en abstenir ; on blâme nos idées sur la tolérance religieuse, nous pouvons garder le silence à propos ; on me trouve trop élégante et trop futile, je puis m’habiller plus simplement et m’assujettir un peu plus aux travaux du ménage.

ASTOLPHE.

Et voilà ce que je ne souffrirai pas. Je serais un misérable si j’oubliais quel sacrifice tu m’as fait en reprenant les habits de ton sexe et en renonçant à cette liberté, à cette vie active, à ces nobles occupations de l’esprit dont tu avais le goût et l’habitude. Renoncer à ton cheval ? hélas ! c’est le seul exercice qui ait préservé ta santé des altérations que ce changement d’habitudes commençait à me faire craindre. Restreindre ta toilette ? elle est déjà si modeste ! et un peu de parure relève tant ta beauté ! Jeune homme, tu aimais les riches habits, et tu donnais à nos modes fantasques une grace et une poésie qu’aucun de nous ne pouvait imiter. L’amour du beau, le sentiment de l’élégance est une des conditions de ta vie, Gabrielle ; tu étoufferais sous le pesant vertugadin et sous le collet empesé de dame Barbe. Les travaux du ménage gâteraient tes belles mains, dont le contact sur mon front enlève tous les soucis et dissipe tous les nuages. D’ailleurs, que ferais-tu de tes nobles pensées et des poétiques élans de ton intelligence, au milieu des détails abrutissans et des prévisions égoïstes d’une étroite parcimonie ? Ces pauvres femmes les vantent par amour-propre, et vingt fois le jour elles laissent percer le dégoût et l’ennui dont elles sont abreuvées. Quant à renfermer tes sentimens généreux et à te soumettre aux arrêts de l’intolérance, tu l’entreprendrais en vain. Jamais ton cœur ne pourra se refroidir, jamais tu ne pourras abandonner le culte austère de la vérité, et malgré toi les éclairs d’une courageuse indignation viendraient briller au milieu des ténèbres que le fanatisme voudrait étendre sur ton ame. Si, d’ailleurs, toutes ces épreuves ne sont pas au-dessus de tes forces, je sens, moi, qu’elles dépassent les miennes ; je ne pourrais te voir opprimée sans me révolter ouvertement. Tu as bien assez souffert déjà, tu t’es bien assez immolée pour moi !