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il fallait être sage. C’était un excellent père, un bon mari, en paroles. Il aurait tout fait pour rendre sa femme heureuse et ses enfans satisfaits, à l’exception de la gêne à s’imposer ; cela était hors de sa nature. Dès qu’on lui demandait de l’argent, il répondait toujours « Ma chère amie, je ne sais où donner de la tête ; cent livres sterling me sont absolument impossibles à trouver. Prenez chez les fournisseurs tout ce qu’il vous plaira, et qu’ils m’envoient leur note à la fin de l’année. Surtout, ma bonne amie, ne vous privez de rien, je vous le demande en grace. » — Il laissait ses enfans tirer à vue sur lui, les y engageait même, permettait aux choses d’aller leur train, et s’apercevait en définitive (résultat peu étonnant) que son passif débordait son actif. »

À la bonne heure ! voilà une peinture facile, franche, peu profonde, et, après tout, vraie. Comme l’auteur n’y a pas mis d’âpreté ni d’amertume, on la lit avec plaisir. Pourquoi n’a-t-elle pas écrit son roman de cette même plume ? Mais elle avait à cœur de se venger ; elle ne savait pas que l’impartialité constitue une très notable portion du talent, et que nous ne lisons avec un grand plaisir que ce qui nous semble ingénu, vrai et simple. Quand on fait les gens trop noirs, on invite le public à les blanchir. M. Bulwer est, on le dit au moins, un peu gourmé dans ses manières, un peu superficiel dans son savoir ; nous savons que ces défauts lui sont reprochés. Il est encore possible qu’il ait en commun, avec tous nos aspirans au génie, ce charlatanisme, cette outrecuidance, cette certitude de soi-même, ces joues gonflées, ce front haut, cette mine de rodomont que la faiblesse du temps actuel récompense et couronne ; c’est très possible ; mais ce que nous déclarons invraisemblable et faux, c’est la ressemblance absolue de Bulwer avec le portrait suivant de lord Clifford, mari persécuteur de la femme persécutée dans le roman de Mme Bulwer.

« Lord Clifford était un personnage perpendiculaire, aspirant à sept pieds. On concevait, en le voyant, l’idée que, même endormi, jamais il ne s’était rendu coupable d’une attitude aisée ; raide comme une barre de fer (as a poker), il avait les cheveux bruns, durs, droits, inflexibles (très inflexibles), de petits yeux d’un gris clair, un nez si aquilin que sa courbe aurait pu passer pour une caricature, la lèvre supérieure longue et droite, symptôme irrécusable de l’entêtement le plus invincible. Il est peut-être inutile de faire observer qu’il portait toujours en soirée un habit bleu à boutons d’or, avec une cravate blanche très empesée, très raide comme son maître, et que vous auriez cru taillée dans le marbre. La nature lui avait fait cadeau d’une